L’Apollonide : quand le décor dicte ses règles
Revenu penaud du festival de Cannes, L’Apollonide – souvenirs de la maison close cloître douze voluptés dans un bordel 1900. Sensualité, spectres, mélancolie : on monte avec le réalisateur Bertrand Bonello et les actrices Adèle Haenel et Judith Lou Lévy.
Bertrand Bonello : « J’associe la nostalgie à du sentimentalisme (de la douce tristesse), et la mélancolie au romantisme (quelque chose de plus malade, presque pourri). »
Le dernier plan de L’Apollonide répond aux scènes de Tiresia [2003] chez les transsexuels du bois de Boulogne. Qu’est-ce qui vous fascine dans la prostitution ?
Bertrand Bonello : Ah ! Ce n’est pas tant la prostitution que la figure de la prostituée, ce mystère dans la tête de gens depuis que le monde est monde, en peinture, en littérature et, donc, à l’écran : en 1900, cinq ans seulement après l’invention du cinéma, un film en met déjà une en scène. Il y a le lien entre l’argent et le sexe, mais surtout le choix. Au montage, dans la scène où Noémie Lvovsky [la maquerelle] montre toutes les filles à Xavier Beauvois [un client régulier], j’ai coupé une phrase qui disait que le meilleur moment, c’est quand on choisit ; après, c’est fini.
On va vous dire : nostalgie.
Etre nostalgique d’une époque qu’on n’a pas connue, c’est impensable. Je suis du côté de la mélancolie : ça me touche, les choses qui s’achèvent. J’ai choisi les maisons closes, mais le film parle aussi d’un siècle qui se termine, d’une France en train de changer, d’une modernité qui arrive. J’associe la nostalgie à du sentimentalisme (de la douce tristesse), et la mélancolie au romantisme (quelque chose de plus malade, presque pourri). Vers la fin de L’Apollonide, on voit furtivement tomber deux pétales de rose : une, ç’aurait été sentimental ; deux, c’est romantique, obsessionnel.
« L’Apollonide », c’est le nom de la villa de votre enfance à Nice. N’est-ce pas un signe de nostalgie ?
Ça pourrait, mais c’est aussi de la mélancolie : mon grand-père, un helléniste convaincu, a fait construire et baptisé lui-même cette très grande maison sur les hauteurs ; il se pourrait aussi que l’idée lui soit venue d’un opéra de 1899 [signé Franz Servais] qu’un copain m’a offert récemment. Oui, j’ai grandi là, nous n’étions que trois, mon père, ma mère et moi, et comme il y avait beaucoup de chambres vides, mes parents ont accueilli énormément d’écrivains, de peintres, qui restaient six mois ou douze ans. C’était open house, je baignais dans cette ambiance d’intelligence et de liberté, avec des dîners sans fin – c’était joyeux, surtout. J’ai toujours couru après ce fantasme, pour le reproduire. Car la villa a été vendue quand mon père est mort – à nouveau, quelque chose qui s’achève.
La maison comme personnage, ça rappelle votre précédent De la guerre [2007], où figurait déjà une réflexion sur la sensualité…
Je pense les deux films comme un vrai positif/négatif. De la guerre était contemporain mais, pour le coup, assez nostalgique d’une époque, les années 70, un peu plus « stimulante », comme le disait le personnage de Guillaume Depardieu. L’Apollonide se passe il y a cent onze ans, mais on y vit le présent pur. Autre lien, vous avez raison : le lieu clos qui, lorsqu’on ferme la porte, devient un monde dans le monde, un cerveau, comme la cave dans la première partie de Tiresia. Ne plus avoir de rapport avec la réalité ouvre des possibilités fictionnelles, des abstractions qui ne sont pas forcément folles. Ça n’a rien à voir, mais je pensais à l’hôtel de Shining [Stanley Kubrick, 1980] ou au lycée d’Elephant [Gus Van Sant, 2003]. J’aime quand le décor dicte ses règles.
Le seul instant où l’on quitte la maison, c’est pour déjeuner sur l’herbe, dans la campagne ensoleillée. Scène splendide.
Cette respiration arrive pile au milieu. C’est un film de prison, et je me disais que si on sortait un moment, le retour n’en serait que plus dur ; ce qui se produisait réellement, à l’époque : une fois par an, la mère maquerelle emmenait ses filles prendre l’air. Après six semaines de tournage, les comédiennes étaient contentes de voir le soleil… Je leur ai dit : allez-y, jouez des jeunes femmes, là, vous n’êtes plus des putes.
Quelle est votre exigence sur la fidélité de la reconstitution ?
Je suis blindé, je me suis énormément documenté sur des détails : comment elles se lavaient, ce qu’elles faisaient après une pipe, etc. La reconstitution me gêne quand j’ai l’impression qu’on va au musée. Il faut que ça vive. Si on vous amène un vieux gobelet, c’est impossible : à l’époque, il était neuf, il doit briller. Pour faire exister ce présent, je suis prêt à faire des écarts de quelques années, pour qu’on n’ait pas le sentiment d’aller chez l’antiquaire. J’ai travaillé avec un architecte qui préparait un très gros livre sur le sujet, on a échangé à partir de tableaux, puis passé commande pour fabriquer le tout. On a dépensé presque tout le budget dans les corsets, brodés à la main sur chacune d’elles.
Fidélité historique, mais on entend de la soul et Nights in White Satin de Moody Blues. Pour faire contemporain ?
Un film appartient toujours a son époque, si vous revoyez 1900 [Bernardo Bertolucci, 1976], ça fait seventies. Moody Blues, c’était un flash. Quand j’écris, j’ai toujours en tête quatre ou cinq scènes fondamentales, comme ici les larmes de sperme, l’agression au couteau ou ces douze filles dansant un slow sur Nights in White Satin. Je ne me pose pas la question du geste qui ferait contemporain, ce n’est pas plus moderne que de filmer caméra à l’épaule ; naïvement, je me disais que mettre de la soul, en l’occurrence Bad Girls de Lee Moses, dirait que l’âme est du côté de ces femmes.
Ces ruptures de ton vous ont semblé réussies dans Marie-Antoinette [Sofia Coppola, 2005] ?
La première fois, je n’ai pas du tout aimé. Je l’ai revu un an après, j’ai trouvé ça vachement bien : elle invente son Versailles. New Order en bande-son, ça ne me dérange pas, comme le plan sur les Converse – d’ailleurs, dans l’édition québécoise du DVD, il n’existe pas, étrange.
Comment accrochez-vous sur Adèle Haenel et Judith Lou Lévy ?
Adèle, je lui ai couru après pour lui donner le rôle de la jeune fille dans Tiresia parce que je l’avais trouvée hallucinante dans Les Diables de Christophe Ruggia [2002], mais elle n’avait plus envie de tourner. On s’est revu longtemps après pour un café… sa force me touche. Judith, c’est le visage, l’époque à laquelle il renvoie. On s’est rencontrés à Cannes par des amis communs, elle avait une expérience de directrice de casting [sur Bas-fonds, Isild Le Besco, 2011], elle m’aidait sur le mien, je lui ai demandé si ça l’amusait de jouer, elle ne l’avait jamais fait.
Déçu d’être revenu sans prix de Cannes ?
[Il sourit] On est déçu une heure… puis j’ai lu beaucoup d’articles qui se déclaraient tristes que le film ne soit pas au palmarès. Mieux vaut, parfois, figurer parmi les grands absents que parmi les imposteurs.
Jusqu’à la sortie en septembre, c’est les vacances ?
Ecriture. Je suis sur un scénario auquel je tiens beaucoup et qui ne va pas être facile à monter, financièrement. Sur des attentats, à Paris, de nos jours… ou demain.
Questionnaire coquin pour la solide-solaire Adèle Haenel (Naissance des Pieuvres) et Judith Lou Lévy, étrange beauté, pour la première fois à l’écran.
Adèle Haenel : « En guerre contre le mignon »
Quoi de comparable entre une actrice et une fille de joie ?
Adèle Haenel : La distance. Dans les deux cas, on s’offre, et pour se protéger de cette violence, quelque choseswitche dans la tête : là ce n’est pas moi, je fais juste mon travail.
Judith Lou Lévy : Une mise en scène du corps. Quelque chose s’éteint. Pendant le tournage, j’avais l’impression de n’être plus qu’une enveloppe, que je connaissais soudain beaucoup moins bien. Pour reprendre le mot « joie », j’attends des comédiennes, en tant que spectatrice, qu’elles en apportent, du fait d’une trajectoire ; nous sommes très loin, donc, du cinéma « de la fille d’à côté ». Les physiques de ce film ne sont pas communs, aucun ne s’apparente à l’adjectif « mignon ».
Adèle : Ouais, on est en guerre contre le mignon, l’inoffensif.
Vous offrez-vous facilement ?
Adèle : Ça tient sur la confiance. Il y a eu vachement d’impros, chacune a donné quelque chose d’hyper personnel.
Judith : Bertrand nous a choisies pour notre façon d’habiter le présent, notre modernité, qu’il fallait recomposer avec des attributs de féminité (des costumes très lourds) et le jeu collectif, pour rendre visibles ces invisibles.
Quelles sont vos spécialités ?
Judith : Toi, c’est les poils.
Adèle : Euh…
Judith : Adèle offre aux hommes qui la lassent une part de sa toison (d’or).
Adèle : C’est ça ! [éclat de rire]
Judith : Mon rôle est plus petit, mes spécialités restent donc à imaginer.
Quelles sont les limites à vos pratiques ?
Adèle : Hyper embarrassant comme question !
Judith : Une certaine forme de dignité, dans le choix des films et des collaborateurs, qui n’est pas toujours facile à conserver. La dignité, dans la nudité, tient à la pudeur du regard. Dans The Brown Bunny [2004], Chloë Sevigny taille une vraie pipe à Vincent Gallo, c’est une scène d’amour magnifique. Je ne serais pas capable d’aller jusque-là, mais je lui reconnais une grande dignité.
Adèle : C’est compliqué à assumer. Je ne ferais pas non plus, mais je suis peut-être conservatrice.
Judith : Tu es sûrement conservatrice.
Avez-vous des exigences quant à la tenue de la maison, la toilette ?
Judith : Sur un plateau, c’est important d’y voir clair, de ne pas chercher ses affaires à genoux.
Adèle : Si le tournage est mal géré, les gens se parlent mal. Moi, d’ordinaire, je suis hyper bordélique.
Judith : Moi aussi, mais j’ai découvert que laver les carreaux me détendait un maximum.
Adèle : C’est le bordel qui me rassure, pas la saleté. Trop rangé, ça m’angoisse.
Certains patrons furent-ils indélicats ?
Adèle : Pas les patrons, les collaborateurs. Je déteste quand les acteurs avec lesquels je travaille cherchent à me connaître en privé – mais je ne donnerai pas de noms, ce serait indélicat.
Judith : Sur le tournage, il y a pourtant eu des amitiés nouées. Entre nous, par exemple.
Quels sont vos tarifs ?
Judith : Les miens sont hyper bas… [éclat de rire, puis voix de tapin 1920] « Faut bien bosser »… On fait parfois le choix d’une certaine pauvreté pour rester intègre, mais c’est fatigant, la liberté se paie chèrement.
Adèle : On ne roule pas sur l’or, c’est clair. Mais je préfère être mal payée pour ça que tourner de sacrées bouses. J’ai une admiration sans borne pour Mélanie Laurent.
Prochaines maisons ?
Judith : Je n’ai rien tourné depuis, mais ça me plairait de le refaire. J’ai monté une société de production, Les Films du Bal, pour accompagner de jeunes cinéastes souvent venus des arts plastiques. Je fais aussi du conseil en casting, notamment sur le prochain Téchiné.
Adèle : Je vais tourner un court-métrage ultra-intello avec Jean-Paul Civeyrac [Des filles en noir], et à la fin de l’été, Alyah, le premier film d’Elie Wajeman, dans lequel je joue une nana délurée à Paris. Avant, j’ai participé à En Ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer [sortie le 27 juillet], où j’interprète la meilleure copine de Lola Créton dans un bled paumé, et Après le Sud de Jean-Jacques Jauffret [le 7 septembre], dans lequel j’incarne une caissière à problèmes mêlée à un fait divers sanglant, et… ah oui ! Je joue encore une pute fin xixe dans Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde [sortie non déterminée], face à Pete Doherty, mais je comprenais rien à ce qu’il disait parce qu’il a un accent de maboul.
Entretiens Richard Gaitet Photographie Caroline de Greef
L’Apollonide, de Bertrand Bonello (extrait) by teleramaLe film
Nuits de satin blanc
Film de fantômes, donc. Douze belles dans la peau, filles perdues cheveux soyeux, enfermées « faisant commerce » dans ce lupanar bourgeois au tournant d’un siècle, envoûtant, superbe –ennuyeux parfois, mais c’est aussi le sujet : catins-câlins se tournant les pouces en attendant le prochain. Les clients : beaucoup de cinéastes dans ce bordel, qu’on croirait choisis exprès, il n’y a qu’à relire les titres des œuvres qu’ils transportent avec eux, comme un écho : présences appuyées de Noémie Lvovsky (Les Sentiments), Xavier Beauvois (N’oublie pas que tu vas mourir), Jacques Nolot (Avant que j’oublie), et voix de Pascale Ferrand (Petits arrangements avec les morts). Des spectres, jamais si vivants que lorsque ces poupées s’enlacent sur un maudit blues, nuits de satin blanc.L’objet, c’est indéniable, est esthétique : cadres et poses très étudiés, Manet, Monet, Renoir. Et le récit ? Un dandy-psychopathe défigure à la lame « la Juive » qui deviendra « la femme qui rit », montrée dans les salons – voyeurisme malsain, attouchements de notables. Son agression, on la reverra, en se cachant les yeux, plusieurs fois, jusqu’à ce paroxysme obsédant : sur fond noir, de profil, immobiles, cinq Amazones se sont dessiné le sourire-blessure de leur sœur abîmée. Expédition punitive, à mort la mort, vengeance. Film de guerre, alors.
R. G.
L’Apollonide – souvenirs de la maison close, en salles