Cette ex-fillette « ivre de peur » resserre ses griffes sur une pop tourmentée. 

Tu as longtemps donné dans tous les styles… Consensuelle, la Féline ?
Agnès Gayraud : Jusqu’ici, j’ai publié un EP plutôt folk, La Féline, un maxi très électro, Cent mètres de haut [tous deux en 2009], puis Wolf & Wheel, qui mêle trois langues et des ambiances entre pop et dark wave, et l’EP Echo où j’ai repris en solo des chansons que j’affectionne comme Into the Night de Julee Cruise, tirée de la B.-O. de Twin Peaks [tous deux en 2011]. Je ne renie rien, mais le nouvel album, Adieu l’enfance, fait table rase de ce tempérament éclectique.

Quand pourrons-nous dire bonjour à Adieu l’enfance ?
Je termine le mixage. Seul le clip des Fashionistes a été dévoilé en ligne. Des labels sont intéressés, je peaufine. Il y a douze morceaux assez indissociables sur l’enfance, le doute et les riots de Londres. Ils parlent de temps : de l’époque, de notre souhait peut-être dépassé d’être modernes, de celui qui passe (La Ligne d’horizon), perdu (Dans le doute)… et d’une certaine tristesse enfantine à laquelle j’aimerais dire adieu.

Que voulais-tu dire sur la mode avec Les Fashionistes ?
Je suis fascinée par le choix de la bonne référence, le soin que l’on met à s’habiller. Quand je parle de « brillante patine » et de « dandys de combat », ma fascination se mêle de jugement mais aussi d’empathie : j’ai toujours aimé les snobs, surtout s’ils vont loin dans leur folie de l’apparence, tragiques dans leur façon de défier le temps, leur dépérissement, et la trivialité. Dans notre époque où se distinguer est devenu la norme, nous sommes obsédés par un idéal de re-création de nous-mêmes qui menace à tout moment d’être récupéré. Nous sommes hantés par l’angoisse d’être, au fond, des clones. La mode reflète cela avec profondeur, entre modèles d’élégance issus du passé et surenchère d’excentricité ringarde à la prochaine saison. Le fashioniste avance en terrain miné, et il me touche parce qu’il est condamné à l’échec. En cherchant à être le plus remarquable, il est aussi le plus vulnérable.

Sur la chanson-titre, tu chantes : « Cachée dans la forêt / t’avais 6 ans je crois / debout sur ton rocher / j’ai de la peine pour toi […] maintenant j’en suis certaine / tu ne reviendras pas / j’en suis certaine / gamine aux abois. » Un appel au père absent ?
A chaque détour de phrase, je retrouvais une petite fille flippante, ivre de peur de ne pas être aimée. Quand j’observais des adultes pas très à l’aise ensemble, je pensais : « Ça va être comme ça pour moi aussi ? » Très vite, mon père s’est éloigné, et une petite voix me chuchotait : « Mais pourquoi ? Je ne suis pas assez bien ? » Alors oui, peut-être que la musique, en plus de mon parcours académique – Normale Sup’, le doctorat –, c’était une façon de le faire revenir.

Car ton parcours est celui d’une agrégée en philosophie…
En philo, je n’aime pas les trucs poétisants… J’ai consacré ma thèse au philosophe allemand Theodor W. Adorno [1903-1969]. Un défenseur de la musique nouvelle, de l’atonalité. Il a inventé la notion d’industrie culturelle, et opposé le mainstream à l’underground. Dans une playlist iTunes, il chercherait les luttes, les oppositions, alors que nous, on regarde plutôt la façon dont cet ensemble va déplier l’histoire de la musique, on a plus d’attention pour la complémentarité – mais on perd en radicalité.

La radicalité, c’est quoi pour toi ? Collaborer avec Mondkopf ?
En 2009, il m’a demandé s’il pouvait remixer Three Graces, un morceau assez folk qu’il a déplacé dans un univers plus froid, sombre et mystérieux, gorgé d’effets. Il m’a révélé ce que je cherchais : quelque chose d’assez dark – en 2011, j’ai fait des voix sur son album Rising Doom, et il m’a dit : « Chante comme si tu venais de perdre l’être qui t’est le plus cher et que tu hurlais ta douleur au sommet d’une montagne… » –, mais qui sonne toujours pop… Le modèle, de toute façon, ça reste Jeannette, Porque te vas. Mélodie, texte, arrangements : c’est la perfection, le métier pop au sens noble. Le chant dégage de l’innocence, de la naïveté. La pop appartient aux cœurs purs ! Et aussi pour l’espagnol – la langue de ma mère – et pour Cría cuervos, ce film de Carlos Saura [1976] dans lequel on l’entend.

Le nom de ton trio vient de La Féline, un film noir de Jacques Tourneur [1942], auquel tu dois aussi… ton style vestimentaire ? 
Ma référence, c’est bien sûr Simone Simon, l’actrice de La Féline… Son austérité. J’aime bien le côté altier, les choses qui frisent le hiératique, le style Klaus Nomi… Sur scène, je porte du noir et des talons hauts. Un vêtement doit renforcer la présence, appuyer un regard. Ça me travaille, la féminité. J’ai envie d’avoir un propos fort là-dessus, pas de minauder…

La Féline ne minaude pas ? 
Non ! Surtout qu’en ce moment, tout le monde est un peu chuintant… On se dit que la voix est la chose la plus naturelle en musique, mais c’est faux. Il y a de l’idéologie dans les voix. J’aime beaucoup Karen Dalton et Cat Power, mais aujourd’hui, leurs voix sont devenues le canon implicite de la « belle voix indé », qui rend les chanteuses interchangeables. Celle un peu acide, pleine de tripes et de tourments d’Anne Sylvestre, ou celle rocailleuse et fragile de Kim Deal sont dix fois plus émouvantes. J’aime les défauts des voix, pas leurs prouesses : Morrissey, Neil Young, Jonathan Richman sont des chanteurs géniaux, mais au départ, il n’ont absolument pas « la voix qu’il faut »…

Par Antoine Couder Photographie Nolwenn Brod Stylisme Perrine Muller

 

Le disque
Chats mots
Douze titres mis en boîte à la maison cherchent asile. Dans un état d’esprit très fashioniste, comme le clame le premier single caressant la mélodie simple de la trotteuse média. Un tube, retourné d’un coup sec par Moderne, moment saboteur comme un coup de blues dans une grosse fête. Cambrures abandonnées, volutes partent en fumée, fantôme du Bashung-cowboy pour un duel au sommeil sentant la poudre : on se délecte et on devient accro des crocs de la bête jusqu’au moment où tout s’arrête, dans la pop noire crachée par cette Fumée dans le ciel en mode Jad Wio et gothiques apparats. Comme un sacrifice ou une brêve fusillade dans la blancheur des petits matins, comme une bouche en sang postillonnant sur le désert de la pensée, Adieu l’enfance efface l’ardoise puérile d’une femme en suspension, désormais certaine de l’autorité de ses charmes. La messe domina de la Féline est loin d’être dite : vous ramperez bientôt sous ses coussinets. A. C.

Adieu l’enfance
Live! Dates hivernales très bientôt sur ilovelafeline.com et lafeline.bandcamp.com