RIP Koji Wakamatsu (1936-2012)
Koji Wakamatsu : « Je pensais que la France était plus libre. »
Avec Le Soldat Dieu, le Japonais Koji Wakamatsu*, septuagénaire en colère, repart en guerre contre l’oubli, les bonnes manières et les kamikazes.
* Il s’est éteint la semaine dernière à 76 ans. Nous lui avions téléphoné en juin 2010, impressionnés par les 150 films que cet ancien yakuza avait réalisé en autodidacte depuis les années 60.
Comme souvent concernant le 7e art japonais, un malentendu plane sur Koji Wakamatsu. Faute de pouvoir voir ses films, l’opinion critique le présente comme le réalisateur « d’embarrassants pornos-soft » (selon la formule du vétéran Donald Richie, référence en matière de cinéma nippon). A tort : Wakamatsu, cinéaste transgressif aux 74 printemps, est l’un des hommes-clés de la Nouvelle Vague japonaise – en sus de son œuvre colossale (135 films), il a produit le fondamental Empire des Sens de Nagisa Oshima (1976).
L’Asie-manie tardive de certains distributeurs hexagonaux permet enfin de découvrir son cinéma pamphlétaire, remodelant des figures classiques comme, en décembre prochain, Le Soldat Dieu, (librement adapté d’un roman d’Edogawa Rampo, l’Edgar Allan Poe japonais), pour interroger le chaos du monde. Nous, nous avons envoyé nos questions et Koji a cogité.
Bonjour, où vous trouvez-vous en ce moment ?
Koji Wakamatsu : Chez moi, à Tokyo. C’est aussi les bureaux de Wakamatsu Productions. De ma fenêtre, je vois le parc Yoyogi.
En 2008, pour sa sortie française, Quand l’embryon part braconner [1966] a été frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans. Déçu par la censure scandaleuse ou heureux que la virulence de votre cinéma vieillisse plutôt bien ?
Quand le distributeur français [Gilles Boulenger de Zootrope Films] m’a appris cette interdiction, j’étais très étonné. Je pensais que la France était un pays beaucoup plus libre. C’est à cause du président que vous avez choisi, je ne peux rien dire de plus.
Votre filmographie est foisonnante. Comment y inscrivez-vous Le Soldat Dieu ?
Le Soldat Dieu est né d’United Red Army [2009, son film précédent], qui racontait l’histoire de ce groupuscule d’étudiants, à la fin des années 60, qui s’est tourné vers la lutte armée en réaction au Japon d’après-guerre, devenu une société productiviste et une base militaire pour les Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam. Je voulais expliquer ce qui avait pu amener ces jeunes à prendre les armes contre la société de leurs parents. Pour comprendre ce qui a poussé ces jeunes à la révolte, il fallait donc revenir à la génération des parents. A l’époque, le Japon était entièrement dévoué à l’Empereur et à sa logique impérialiste. Les soldats devaient se battre pour lui et les femmes procréer, satisfaire les besoins de leur mari, nourrir la nation toute entière. Tous participaient à l’effort de guerre. La guerre était une valeur. Seul comptait le rayonnement de l’Empire.
Vous êtes né trois ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Quels souvenirs en avez-vous ?
J’ai des images de mon village où on ramenait aux parents le corps des enfants soldats morts tout en agitant des drapeaux. Je voulais faire un film pour qu’on n’oublie pas, que l’on prenne conscience de l’absurdité de cette esthétique que l’on prête, au Japon, aux kamikazes, à cette idée « noble » selon laquelle la guerre est une bonne chose lorsqu’il s’agit de se battre pour la nation, ce fameux esprit selon lequel rien n’est plus beau que de se sacrifier pour son pays, sans se poser de questions. A cette période, le Japon bataillait contre le colonialisme occidental, celui pratiqué par les Etats-Unis d’aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan. A la fin, reste la mort de personnes ordinaires.
En quoi une histoire intime est-elle un bon moyen pour raconter les rapports d’autorité entre le pouvoir et les citoyens ?
Je montre souvent des femmes qui se révoltent, peut-être parce que j’ai l’image de ma mère, qui a travaillé dur toute sa vie, souffrant beaucoup de la violence de mon père quand il était ivre. Les femmes, c’est la métaphore du peuple opprimé. Et tôt ou tard, le peuple se soulève.
La relation entre ce soldat et son épouse n’est pas éloignée d’une forme de sadomasochisme, y compris dans la manière dont vous filmez la jouissance. La sexualité reste-t-elle une arme à vos yeux ?
Le cinéma est une arme. Quand j’étais jeune, j’ai été emprisonné et humilié par les forces de l’ordre et je me suis juré que je me vengerais. Comme je ne pouvais pas tuer des policiers dans la réalité, j’ai décidé de le faire à l’écran, je pouvais en tuer autant que je voulais ! Le 7e art permet de dénoncer les injustices.
Vous souvenez-vous du premier de vos 135e film ?
Quand on me montre mes vieux films, je ne vois que les défauts et j’ai du mal à regarder. Je ne m’intéresse qu’au présent et au futur.
Votre œuvre est réputée pour sa peinture critique de la société. Etes-vous toujours en colère ?
Toujours. La société japonaise n’a pas évolué, les politiciens ne pensent qu’aux élections. Et il y a des jeunes, des étudiants, qui ne savent même pas qu’une bombe atomique est tombée sur Hiroshima, que le Japon a combattu les Etats-Unis ! Des millions de Japonais ont été tués durant la Seconde Guerre mondiale. Et dire que certains membres de la Diète [le parlement national] voudraient remilitariser le pays ! Je veux leur faire prendre conscience de tout cela.
Le Soldat Dieu pose la question de l’absurdité du terme de « guerre juste ». Suivez-vous le conflit en Afghanistan ?
Il n’y a aucune guerre juste, il y a des hommes qui tuent et qui violent. C’est valable pour celle en Afghanistan. La responsabilité des Américains est, à cet égard, très lourde.
Certains de vos précédents films vantaient pourtant les mérites de la lutte armée…
J’ai pu la soutenir à ma façon, mais je refuse de faire partie d’un groupe et je n’ai jamais participé à aucune guerre. Je ne pense pas que la lutte armée puisse mener à quoi que ce soit. Le combat se passe dans les urnes.
Dans Standard n°29 – Merci à Elodie Laleuf et Nao Hasuzawa pour la traduction
Le film
Chenille de tank
Pendant la Seconde Guerre mondiale, un soldat japonais revient dans son village. Ses médailles pèsent désormais plus lourd que ses bras et ses jambes, perdues sur le champ de bataille. L’épouse de cet homme-tronc, qui l’a désormais à charge, va se lancer dans une autre guerre, envers ses voisins, qui ne comprennent pas qu’elle puisse refuser de s’occuper d’un héros ayant si bien servi l’Empereur.
Le Soldat Dieu, c’est Johnny s’en va-t-en guerre à l’envers. Contrairement au classique de Dalton Trumbo de 1971 (inspiré de son propre roman publié en 1939), il montre crûment les dégâts du conflit armé et prend le parti des victimes collatérales. En l’occurrence, une femme s’émancipant des diktats sociaux du Japon d’alors. L’intrigue, très mélo, se teinte de sarcasmes : Wakamatsu lacère profondément les valeurs d’un pays outrancièrement militariste, dévot du pouvoir en place. Le titre original (Kyatapira, « chenille ») évoque le principe d’une métamorphose. Le réalisateur la provoque lors d’un accouchement douloureux – les images sont crues mais pas autant que la brutalité de rapports sociaux envisagés comme une relation amour-haine proche du sadomasochisme – pour mieux libérer cette épouse-étendard d’un héroïsme féministe, magnifique. A. M.
L’actu en plus
Désillusions déguisées
Avant-goût parfait de la sortie du Soldat Dieu, signalons la sortie de deux coffrets DVD et la rétrospective Wakamatsu à la Cinémathèque de Paris. Prolongations d’un premier coffret, les volumes 2 et 3 sont des choix pertinents en termes de titres : huit films, des plus connus aux plus confidentiels. Si Sex Jack et La Saison de la Terreur restent des clés dans cette œuvre – Wakamatsu y installe son savoir-faire pour les huis-clos oppressants qui deviendront sa marque de fabrique, ou délaisse la violence pour un profond désenchantement –, L’Extase des anges, vision glaciale des désillusions déguisée en film d’anticipation psyché, confirme une capacité à infiltrer les formules du cinéma de genre via un virulent propos social et politique. Une démarche se rapprochant d’un certain cinéma européen, celui d’un Marco Ferreri ou d’un Fassbinder, finalement plus désespéré qu’anar. A. M.
Coffret DVD Koji Wakamatsu, éditions Blaq Out
Vol. 2 : La Saison de la terreur (1969), Running in Madness, Dying in Love (1969), Sex Jack (1969) et L’Extase des anges (1972)
Vol. 3 & 4 : Violence sans raison (1969), Shinjuku Mad (1970), Naked Bullet (1969), La Vierge violente (1969)