Kitty, Daisy & Lewis : « En fait, Kitty a un pénis. »
Le rock là où Chuck Berry l’avait laissé, version brute et sans scrupules : Kitty, Daisy & Lewis, fratrie angliche, réoriente le débat rétro dans le vif de l’excitation post-ado.
Dehors il fait très chaud et la tribu Durham, très casual wear, hésite entre ennui et rigolade dans les bureaux de son label. La petite Kitty fait face à ses deux aînés, Lewis gratouille une vieille guitare d’un air absent, Daisy est concentrée. Ils ont 18, 20 et 22 ans et ne veulent pas moisir ici.
Vous avez grandi du côté de Camden, au nord-ouest de Londres. Great?
Lewis : Super endroit. On a grandi dans cette ambiance agitée et souvent loufoque de pubs et de marchands de meubles. Toujours des trucs à récupérer dans la rue, toujours des gens vraiment marrants.
Lewis Durham : « Les musiciens qui ne savent pas lire la musique ont le rythme syncopé. »
La musique, c’est depuis quand ?
Daisy : Depuis toujours. A la maison, de façon presque traditionnelle, à la manière des familles qui se réunissent autour d’un piano. Il y a toujours eu des instruments chez nous, on n’avait qu’à les ramasser. Puis on a eu un prof de piano, mais il a rapidement démissionné.
Lewis : Parce qu’on se mettait à jouer tous ensemble ! Donc soit tu te joignais au mouvement, soit tu sortais. C’est comme ça qu’on a appris, en essayant de voir où la progression des accords nous entraînait. Si ma sœur joue une chanson, je peux enchaîner en sachant exactement quand l’accord va changer. A l’opposé des formations théoriques.
Kitty : Quand on est occupé à lire une partition, on ne peut pas se concentrer sur le feeling, sauf si on est super bon. J’aimerais bien savoir lire la musique.
Lewis : Dans les années 1890, quand le ragtime était très populaire, les clubs embauchaient à tour de bras des musiciens, mais rarement ceux qui savaient lire la musique… ils n’avaient pas le vrai rythme syncopé même s’ils jouaient les bonnes notes.
Country ou rockabilly ?
Lewis : Rockabilly, certainement pas. La country, sûr, est une influence majeure, mais notre truc c’est avant tout le rhythm ’n’ blues, purement et simplement.
Pourquoi ces influences du passé ?
Kitty : Mon père nous prenait sur ses genoux et jouait des chansons comme Going Up the Country que l’on a repris sur le premier album [Kitty, Daisy & Lewis, 2008]. Son propre père la lui chantait quand il était petit.
Piano, guitare, banjo, batterie, xylophone… Vous jouez tous de plusieurs instruments ?
Daisy : Enfin, moi, je ne sais pas jouer de guitare et Kitty ne sait pas se servir d’un xylophone.
Kitty : Quoi ?!
Daisy : Sois lucide. Pareil pour la batterie. Tu ne sais pas en jouer…
Lewis : Tu ne peux pas dire ça !
Vous vous engueulez souvent ?
Kitty : On a régulièrement des splits de dix minutes. Jusqu’à la prochaine blague.
Lewis, pas trop dur de trouver sa place entre deux sœurs ?
Lewis : Parfois, oui. Mais Daisy est la seule fille, en fait. Kitty a un pénis.
Kitty : Ah, ça devient drôle !
Vous enregistrez à l’ancienne, sans trop de numérique. C’est vintage ?
Lewis : J’ai plutôt l’impression de faire de la musique classique, c’est comme ça que je vois le blues, le jazz.
Kitty : On découvre tout le temps des trucs nouveaux, ça n’a rien à voir avec quelque chose de figé.
Lewis : Notre son n’est juste pas moderne, ce qui ne le rend pas vintage pour autant.
Mais qu’est-ce que vous écoutez comme musique actuelle ?
Lewis : Rien de spécial… En fait, je ne suis pas fan de grand-chose.
Kitty : Aujourd’hui, c’est dur de trouver des gens qui ont un bon rapport à la musique. Même des légendes comme Chuck Berry, le groupe de scène n’est plus le même, c’est si décevant.
Daisy : Dans le mainstream, le truc c’est juste de devenir populaire. Prends Lady Gaga, c’est pour les médias, une histoire à vendre.
Lewis : Lady Gaga, c’est une célébrité, ça n’a rien à voir avec la musique.
Kitty : Je suis fan des Beatles, ils étaient mainstream mais c’était un vrai groupe. Je regrette, mais ce serait génial d’avoir des groupes à nouveau, des vrais !
On leur demande de jouer cette vieille scie de Going Up the Country qui fit le succès de Canned Heat en 1968. Lewis se redresse, Kitty sort un harmonica d’une jolie petite boîte de saltimbanque, Daisy respire un grand coup et prend le dessus avec sa voie sèche et rauque. I’m gonna leave this city / got to get away…
La fumée envoie au Paradis, chérie
Le paradoxe tient dans le morceau d’ouverture, Tomorrow, un ska façon Skatalites irrésistiblement dansant qui dit d’emblée ce vers quoi tend la famille Durham. Ce qui se passera demain est déjà là, dans cette cristallisation des classiques jazz et country que leurs gorges chaudes transforment en pépites à chaque accord joué et enregistré à l’ancienne. Pas la moindre cover, mais un style précis et enjoué qui se révèle exercice physique, variation entre chorégraphie ado et championnat olympique du flirt. Smoking in Heaven n’est ainsi que nuques renversées et baisers brûlants, irrésistible par sa nonchalance de puceaux-pucelles mordant la chair dure d’un rhythm ’n’ blues qui passe parfois par des ambiances soul (Messing with my Life) à des morceaux plus franchement country (You’ll be Sorry), des complaintes de jeune graduate (I’m Going Back) à des purs instrumentaux (l’impressionnant Smoking in Heaven). On comprend que ça fume au Paradis : humour, jeunesse et plis de pantalon impeccables, le plaisir s’inhale à la manière d’un parfait dandy londonien.
Par Antoine Couder & Emilie Didier
Smoking in Heaven
PIAS / Sunday Best