Juliette Binoche : « Bruno Dumont est comme un regard qui attend »
Entourée des « acteurs » du dernier Bruno Dumont, Juliette, Camille Claudel, arpente des couloirs et les « formes béantes de la maladie mentale ».
Les photos l’amusent, mais elle préfère, bien sûr, la caméra. « Dans le jeu, on peut s’oublier, entrer dans un monde plutôt que d’être rappelée à soi. » Au cinéma, Juliette Binoche s’oublie dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont. Elle fait alterner sur un visage glabre l’espoir et l’abattement, la lucidité et la paranoïa, la profonde solitude et l’insoutenable promiscuité des êtres, durant trois jours d’asile. Internée, la sculptrice en vivra quinze mille ainsi, quarante ans. Difficile est ce huis clos presque sans paroles, dur comme de la glaise immobile, où les pensionnaires sont joués par de vrais malades mentaux et les sœurs par leurs infirmières… mais peut-être se passera-t-il quelque chose de fort avec le public ? « Si je me posais ce genre de questions, je ne ferais pas ce cinéma-là et n’habiterais pas ici. »
Juliette – un César en 1993 pour Trois couleurs : Bleu (Krzysztof Kieslowski), un Oscar en 1997 pour Le Patient anglais (Anthony Minghella) et le grand chelem des prix d’interprétation : Cannes, Venise et Berlin – n’a besoin de personne pour accepter des scénarios moins âpres, elle fait le choix inverse : « Si j’ai tourné dans des films qui ont fait énormément d’entrées, c’était malgré moi. » Elle a refusé Jurassic Park à Spielberg.
Quand, dans le documentaire sur ce tournage particulier, une journaliste demande, la trouvant en pleurs, si elle a « l’esprit tourmenté », Juliette lève des yeux de faon : « Dumont dit que ce tourment nourrit Camille, donc c’est bien. » Suivons-la dans l’incarnation de l’artiste statuaire, dans cet univers de pierre froide qu’elle trouve « chaud comme la chair », et où les cris des insensés résonnent dans de grandes pièces vides. En entrant dans l’enceinte de l’Ecole des beaux-arts de Paris, elle nous rappelle : « A l’époque de Camille, les filles n’avaient pas le droit de fréquenter ce lieu. »
Vous avez tourné avec Jean-Luc Godard (Je vous salue Marie), Michael Haneke (Code inconnu, Caché) ou David Cronenberg (Cosmopolis) et c’est vous qui avez appelé Bruno Dumont, qui n’a jamais travaillé avec des acteurs professionnels. Pourquoi ?
Juliette Binoche : C’est l’un des meilleurs metteurs en scène français. J’ai vu tous ses films. Ce n’est pas un film en particulier qui m’a décidée, cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec lui. Son regard me touche profondément. Nous nous sommes croisés une fois dans un festival, à Londres je crois. Nous ne nous sommes pas trop parlé. Quelques années après j’ai pris mon téléphone et l’ai appelé.
Quelle raison lui avez-vous donnée ?
La même pour laquelle j’ai voulu travailler avec Abbas Kiarostami [Copie conforme, 2010] et Hou Hsiao-hsien [Le Voyage du ballon rouge, 2007] : comme ils ne travaillent pas avec des acteurs, ils cherchent la vie ailleurs. Comme un sculpteur qui aimerait insuffler la vie d’une autre manière. Et après beaucoup de films à l’étranger, j’avais besoin de revenir dans mon pays, ma langue maternelle, de me sentir un peu moins décalée – mais, bon, j’imagine que je le suis de toutes façons !
Comment définiriez-vous le cinéma de Dumont ?
Bruno est le un regard qui attend. Il a l’âme d’un Dreyer [le Danois Carl Theodor Dreyer, 1889-1968, réalisateur de La Passion de Jeanne d’Arc en 1928], un cinéma de recul, qui n’essaie pas de prouver par je ne sais pas combien de plans et qu’il tient son film en main, mais qui attend que quelque chose vienne à lui. Il n’y a pas d’anticipation sur ce qui serait bien ou pas bien. Il a un œil d’acier, comme un chien de garde qui surveille. Mais la bienveillance n’est jamais loin.
Juliette Binoche : « Si Camille avait sculpté à l’asile, elle aurait donné raison aux gens qui l’enfermaient. »
Avez-vous vu le précédent Camille Claudel de Bruno Nuytten [1988], avec Isabelle Adjani&nbrsp;?
Bien sûr, à sa sortie. Je ne l’ai pas revu depuis, mais je l’avais bien en tête. La comparaison est impossible puisqu’avec le film de Bruno Dumont, il n’y a pas de chronologie ou d’histoire. Le film de Dumont est l’expérience du vide, être seuls, en attente et enfermés avec Camille. Mais il y a une continuité aussi avec le film de Nuytten puisque nous nous situons en 1915 après son arrestation.
En effet, trois jours d’une vie d’enfermement, à attendre une visite de son frère, ce n’est pas un biopic, à peine perçoit-on des bribes de son passé…
Ce film est la confrontation des mises en abyme de Camille dans le présent et dans l’absence. Quand, par exemple, elle est face à la terre, elle en malaxe un morceau entre ses doigts et qu’elle ne peut pas sculpter. Si elle avait sculpté, elle aurait donné raison aux gens qui l’enfermaient. Elle le dit dans ses lettres : elle a résisté parce qu’elle a toujours eu espoir de sortir. Et elle craignait aussi que Rodin vienne lui voler ses idées.
Elle a un lien puissant avec son frère, le poète Paul Claudel, mais il ne la sort pas de sa réclusion… Il n’est d’ailleurs pas venu à ses obsèques.
C’est difficile de juger et pas très agréable. Il faut aussi remettre la situation dans son contexte. D’abord elle est morte pendant la guerre et il était venu la voir quinze jours avant son décès. Evidemment qu’il aimait sa sœur, qu’il avait envie qu’elle soit bien traitée. Mais il a été élevé dans un milieu de petite bourgeoisie et le scandale fut si grand au moment de son enfermement que la famille ne voulait plus revivre ce traumatisme. Il a certainement fuit sa sœur dans la peur, la peur de la maladie et de sa propre folie. Et aussi dans une certaine lâcheté. On lui reproche des choses, parce qu’il était un poète immense et reconnu, mais il est venu la visiter treize fois alors que sa sœur n’est venue qu’une fois et sa mère jamais. Camille a souffert de son enfermement, souffert de l’injustice de son isolement, de n’avoir eu aucun autre contact puisqu’elle n’avait pas le droit de correspondre ni de recevoir des lettres pendant 30 ans.
L’ambiguïté de votre jeu réside-t-elle dans la finesse d’une folie discrète, qu’on cherche à déceler pour leur trouver de l’indulgence ?
Oui, il peut y avoir une forme d’ambiguïté dans la maladie. Le patient traverse des moments de crises et d’accalmie. Certains événements font ressortir les symptômes, d’ailleurs, cela est dit dans le film, un des docteurs voulait la faire sortir de l’asile.
J’ai rencontré la famille du côté de sa sœur après le tournage. L’arrière-petit-fils. Je me suis rendue à Villeneuve-sur-Fère, le village [dans l’Aisne] où elle a été élevée. Elle a supplié pendant 30 ans dans sa correspondance, de retourner dans ce lieu d’enfance pour y finir ses jours. Je voulais accomplir ce désir qu’elle n’avait jamais pu réaliser. C’était ma façon de finir le film. De sortir de cette visitation. Car je n’avais pas l’impression de jouer Camille mais de la sortir du tombeau. Cela m’a valu quelques frayeurs la nuit, quelques cauchemars, quelques réveils fulgurants. Le film fini, j’ai ressenti une légèreté grâce au travail accompli. Une semaine après le tournage, je jouais Mademoiselle Julie [d’après Strindberg] à Reims, qui était à quarante-cinq minutes de Villeneuve-sur-Fère, donc j’ai téléphoné à la famille et leur ai rendu visite. C’était très émouvant. J’ai vu le pastel qu’elle avait fait de sa sœur quand elle était jeune. J’ai touché les meubles, monté les escaliers, passé les portes, vu son premier atelier au grenier. Ce n’est jamais facile, pour une famille, de vivre avec les mémoires, avec les manques, surtout quand la célébrité s’y mêle. La folie est tabou et gênante. A cette époque, une femme ne pouvait pas être sculpteur. C’était un métier rustre, d’homme et souvent d’homme non éduqué. Un métier cher, physique et exténuant. Il fallait y aller au marteau, les mains abîmées, des heures durant. Les filles, à son époque, apprenaient le piano, le dessin… Camille avait une passion déchirante, et la famille s’est sentie déchirée par ce qui poussait en elle.
Avez-vous appris des rudiments de sculpture ?
Non, mais mon père est sculpteur. Il fabriquait des masques de théâtre et s’est tourné vers la terre. Ce qui m’a beaucoup servi, c’est d’avoir lu la biographie signée Anne Delbée à 16 ans, Une femme – Camille Claudel [1982]. Un best-seller. Donc quand Bruno m’a parlé de Camille, j’étais déjà en relation avec elle : au lycée, j’avais son portrait au-dessus de mon lit.
Ses nombreuses lettres et son journal médical ont constitué votre documentation. Que retiendrez-vous ?
Les passages les plus forts de ses lettres sont ceux où elle supplie sa famille de la laisser sortir, de lui faire une petite place dans la grange où elle voulait se retirer et finir ses jours. Elle n’avait le droit d’écrire à personne d’autre qu’à son frère, sa mère et sa sœur. Son journal médical est visible au musée de Montfavet [Vaucluse] mais nous n’avons pas pu tourner là-bas car les lieux se sont modernisés.
C’est un choix de Bruno ; et pour moi, il est important de savoir qu’elle a été enceinte de Rodin, son corps a pris corps avec lui et elle a avorté mais les créations sont restées, son souffle est resté. Elle a fait face courageusement à une époque qui la refusait totalement. Certainement, il y avait une fragilité en elle, un besoin plus fort que la normale, un feu qui brûle et qui a trop soif, mais la société est aussi responsable de sa maladie. Etre femme et sculpteur, on ne lui a pas pardonné. Elle s’est sentie abandonnée et trahie par Rodin. Et les raisons de sa paranoïa ont été réelles : elle avait une commande de l’Etat que Rodin a détournée, car il s’agissait de la sculpture qui le représentait avec sa concubine et elle, la maîtresse, suppliante. Souvent, ce mal vient d’une passion extrêmement forte qui se retourne, et l’être aimé devient l’ennemi premier. Il y a une obnubilation dans la terreur de celui qui va nous détruire.
Vous vous êtes documentée sur la folie, les asiles il y a cent ans ?
Oui, évidemment. J’ai lu beaucoup de documents. Mais sa correspondance reste la vraie référence. Il y avait des cris insupportables, jusqu’à plus de 2000 personnes dans un même asile, sans médicament, sans chauffage, ou très peu, dans une solitude ou une promiscuité insupportable. Il est difficile de s’en rendre compte aujourd’hui.
Juliette Binoche : « Un cinéma de recul, qui n’essaie pas de prouver par je ne sais pas combien de plans qu’il est génial. »
Pour vous entourer, Bruno Dumont cherchait des personnes « en grande difficulté et marqués physiquement ». Quels rapports avez-vous entretenus avec les malades ?
Avant le tournage, j’ai passé quinze jours dans la résidence avec les handicapés. Quand je suis arrivée, j’ai été impressionnée car certains sont venus très près de moi, m’ont prise, je ne savais pas si je pouvais les regarder dans les yeux sans les effrayer ou sans être attaquée. Puis la directrice et le psychologue m’ont parlé de chacun d’eux, de leurs troubles et du comportement à avoir. J’ai été conquise, je me suis attachée à eux comme à des enfants. Ce n’était pas toujours évident de gérer la connivence ou la distance dans les différentes scènes. Avec Alexandra [Mademoiselle Lucas], qui a une pathologie neurologique de naissance, nous nous sommes choisi. Elle peut répéter quelques mots, elle comprend bien certaines choses et elle a une de ces joies de vivre !
Elle se montrait parfois jalouse. Au début, inexplicablement, j’étais prise de quintes de désespoir incontrôlables ; je pleurais au milieu d’une scène ou juste avant. Elle est venue vers moi et me consolait comme un bébé. L’humanité, au fond de l’être, est là, existe, latente et réelle. La plupart ont aimé être transformés pour le film. Ils avaient un sens du cinéma inexplicable.
Vous l’incarnez à un moment où son frère lui rend visite, elle espère le convaincre de la prendre avec lui… Elle restera enfermée vingt-neuf autres années, avant de mourir à près de 79 ans. Avez-vous pensé à ce futur qu’elle ignore en jouant cet espoir ?
Dans désespoir, il y a le mot espoir. Elle traverse les deux, totalement, elle est une sculpture de l’être. Elle est ombre et lumière. Mais on ne peut rien anticiper quand on joue. On est juste témoin d’un temps de vie. Je suis dans un présent, l’histoire d’après c’est le spectateur qui la fait.
Votre dernier coup de folie ?
Lire John Berger au festival d’Avignon [lecture à trois voix de son roman De A à X en juillet 2012]. Une folie sans filet, pratiquement sans répétition devant deux mille personnes et retransmis en direct sur France Culture.
Et non professionnel ?
Eh bien ce n’était pas professionnel justement ! Il n’y a pas de division, le vrai est dans tout, il n’y a pas de coquille, je suis une même chose. En tout cas, je ne parle pas de ma vie privée en public. Je m’expose suffisamment dans une intimité devant une caméra pour avoir à en rajouter. Pour revenir à Camille, plus nue que ça, je ne vois pas…
Entretien Magali Aubert Photographie Gianluca Tamorri Stylisme Perrine Muller, en février 2013 dans Standard n°38
Relire la carte blanche standard de Juliette Binoche
Camille Claudel 1915
De Bruno Dumont
D’autres films
Wars & Pictures
Depuis Camille Claudel, Juliette Binoche a terminé en décembre en Irlande et au Maroc A Thousand Times Good Night d’Erik Poppe. « L’histoire d’une journaliste de guerre. Ce fut assez éprouvant, pas seulement physiquement, mais mentalement, émotionnellement. Ce sont des vies extrêmes, y faire face demande beaucoup. J’ai été en relation avec des photographes comme Linsey Addar [reporter en Syrie] et Marcus Bleasdale [Américain plusieurs fois primé]. » Ce printemps verra le début du tournage à Vancouver de Words and Pictures de Fred Schepisi, avec Clive Owen : « Ça se passe dans un lycée. Lui est prof de lettres et moi de peinture, une concurrence s’instaure. C’est une comédie sur les bords. » A thousand times good news. M. A.