La chanteuse April March qui se détend chez l’ami Caouette le cinéaste en papotant de notre thème [in Standard n°36 – Oisiveté] ? Drôle d’idée ! On l’a acceptée.

 April March etJonathan Caouette

« La drogue nuirait à ma paresse », assure Jonathan Caouette (Tarnation, 2004 et Walk away Renée, 2012) à April March, glissée dans la peau d’une journaliste standardiste. Installé dans sa cuisine new-yorkaise, il sert du thé à son hôte avant d’immortaliser cet après-midi nuageux (voir ci-contre). Les cuillères contre les tasses, un chien puis un chat prennent part à l’ambiance. « Ce thé lapsang souchong a l’odeur d’un feu de bois. » La conversation commence, dérivant lentement de son objet premier : tu fais quoi quand tu fais rien ?

April March : Alors ?
Jonathan Caouette : Quoi, ne rien faire ? Personne n’en connaît plus le sens à New York. L’atmosphère est électrique, les gens overbookés et en compétition permanente. Prendre quelques jours pour se tourner les pouces, s’allonger dans la cour pour regarder le soleil ou aller à Coney Island provoque un vertigineux sentiment de culpabilité. C’est peut-être pour ça que l’idée de vivre à Houston [sa ville de naissance, au Texas, en 1972] m’est romantique. Redevenir quelqu’un de mono-tâche, ce doit être bien ! Depuis que j’habite ici, je fais cinquante mille trucs à la fois, j’ai l’impression de porter des chaussures de plomb. En plus, j’ai besoin d’énormément d’heures de sommeil. Mais ça ne veut pas dire que je ne suis pas paresseux !

Non, rien à voir. Moi qui dors peu, on peut dire que je suis paresseuse : hier, j’ai passé beaucoup de temps à regarder les arbres…
Il faut assumer. C’est une part importante du processus de créativité. En fait, somnoler te permet de descendre en toi, j’aime cet état. Ça dure un instant, parfois une journée entière, et si c’est trop long, tu te crashes. C’est la réponse naturelle qui permet de sortir de cette phase et de voir si ce que tu as pensé est débile ou bien si tu peux avoir confiance en toi. Je vais appeler ça « le temps de l’objectivité », tiens, celui qui te fait faire, ou non, un pas en avant après l’introspection. Et tu sais quoi ? Le plus important n’est pas d’avoir pu en faire quelque chose d’artistique, mais d’être heureux et d’apprécier la vie. Ça, je le réalise vraiment à l’approche de mes 40 ans.

Tu écoutes de la musique pendant ces phases lascives ?
Oui, et je regarde énormément de films. Sans le cinéma, je serais en train de savourer un coin de rue de Houston, une guitare incrustée sous le bras. Je serais probablement heureux, à jouer de la musique seul au monde parmi les autres pour le reste de ma vie.

Tu joues de la guitare ?
Je n’ai jamais frôlé une corde ! Mais mon fils de 16 ans joue et je dois dire qu’il en jette. J’adore les morceaux des années 60-70, quelque chose de magique s’est produit en cette période, où tout était expérimental, imprévisible. Je commence mes films avec la musique, et ensuite je mets des images dessus, l’inverse de ce qui se fait.

Tarnation et Walk away Renée sont mélancoliques. Est-ce cet état qui t’a fait les faire ou bien est-ce les faire qui t’a mis dans cet état ?
Ma mélancolie doit venir de l’empathie pour ma mère qui souffre de maladie mentale. Faire ces deux films – surtout Tarnation, car le second, je le considère comme un très opulent bonus DVD du premier – était une urgence. Ce sont des documentaires pour me prouver que tout existait, et puisque c’était incroyable, le partager… La caméra n’a été qu’un bouclier, mais la musique un conducteur. Elle est le dénominateur commun à tout ce que je fais, l’arrière-plan, le mécanisme, le fond émotionnel manquant.

Elle est un refuge ?
Aussi. Tout comme l’élaboration de mes films en a été un. J’étais portier, c’était un job tellement ennuyeux que je me demandais si je ne dormais pas debout. Au lieu de me poser des questions sur du vide, j’ai commencé à collecter mes idées au stylo, comme on note un rêve au sortir du sommeil. Je n’étais pas ambitieux, j’avais même sélectionné des musiques sans penser un instant aux problèmes de droits, je pensais que ce serait déjà génial si je pouvais montrer ce film dans un bar de Williamsburg [Brooklyn], où j’habitais, avec un vidéoprojecteur, au soleil couchant.

Comment le succès est-il arrivé ?
Sans être acteur, je passais des auditions. J’ai été pris dans Shortbus de John Cameron Mitchell [2006] – dont le titre de travail était The Sex Film Project. Dans la cassette que j’avais envoyée, j’avais mis des extraits de Tarnation. John et moi sommes devenus amis, il m’a présenté au directeur du MIX festival [festival expérimental gay et lesbien à New York].

Tu dis poursuivre Tarnation avec Walk away Renée, mais ils sont très distincts…
L’idée première était non plus de plonger dans ma vie avec des séquences musicales mentales, mais de faire un cinéma vérité, expérimental : ma mère et moi, on the road. Cependant, à la moitié du montage, je me suis aperçu qu’il était nécessaire de paraphraser l’histoire de Tarnation. Cela m’est difficile d’en parler comme un cinéaste parce qu’il s’agit de moi et de ma mère, mais enfin, il fallait aux personnages une densité émotionnelle qui ne pouvait venir que de leur passé. Mon intention jusqu’ici a été d’être le plus pur possible avec le contenu, je vais changer.

Jonathan Caouette : « Mon prochain film sera aussi prosaïque qu’une mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel on ne fait pas attention. »

Le prochain film ne sera donc pas documentaire ?
Non. C’est trop difficile. Je veux des fictions qui resteront très réalistes. Ce sera aussi prosaïque qu’une mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel on ne fait pas attention. Le tout sera entrecoupé de fantastique.

Une nouvelle version de ta réalité en quelque sorte…
Oui, un pastiche de ma version du réel, une compilation des tensions de ce qu’il nous reste de la pop culture. En faire une mythologie. Je ne sais pas si c’est compréhensible, mais on peut dire n’importe quoi pour cette interview, non ? En français, ça sonne toujours bien !

 

Elle
April March est une chanteuse d’origine californienne ayant neuf albums pop-yéyé à son actif. Le plus célèbre est Chick Habit (1995), dont la chanson-titre est une adaptation de Laisse tomber les filles (France Gall, 1964), utilisée par Quentin Tarantino dans Boulevard de la mort en 2007.

Lui
Jonathan Caouette est un réalisateur texan découvert en 2004 via le succès fulgurant de Tarnation, sidérant autoportrait documentaire dans l’Amérique white trash et premier film de l’histoire monté sur iMovie. Huit ans après, il lui offre avec Walk away Renée une suite – ou plutôt un « bonus très opulent ».

 

Par April March
Sur une idée de Jean-Emmanuel Deluxe
Photographie Marie Losier