John Cale : « Lou Reed a fait de l’ambient, vraiment ? »
John Cale : la dangerosité cryptée du Gallois bougon se vérifie sur disque comme en interview.
John Cale ? On se sent parfois obligé d’ajouter « du Velvet Underground » – ce dont on se passe bien pour Lou Reed. Une injustice, vu l’œuvre foisonnante du violoniste, qui, entre autres, a joué 840 fois d’affilée les Vexations d’Erik Satie avec John Cage à 21 ans ; produit le premier Stooges (homonyne, 1969), le premier Patti Smith (Horses, 1975) ou le seul et unique Modern Lovers (homonyne, 1976) ; coupé la tête d’un poulet sur scène en 1977 ; donné dans la pop orchestrale comme dans la musique expérimentale ; et s’est disputé très publiquement avec Brian Eno après Wrong Way Upen 1990.
Aujourd’hui, le tout récent septuagénaire réunit un public plus trié que celui de Lou (récemment parti se bomber les muscles avec Metallica), et poursuit sa carrière décemment en sortant tous les six ans un album d’art-pop racé et pertinent. En interview cependant, ils arrivent à égalité. Planté sur banquette dans une Flèche d’Or vide, l’institution avant-gardiste boude et reste abscons quand on le fait revenir sur ses coups de folie illuminée.
Nooky Wood, avec ses machines, sonne presque comme du John Maus. Etonnant ?
John Cale : Pas tant que ça, si ? J’ai fait quelques jam sessions avec Danger Mouse [producteur de Gorillaz, Beck, Sparklehorse] qui ont accouché de morceaux assez bizarres, dont un seul se retrouve finalement sur l’album [I Wanna Talk 2 U, dans la veine de Broken Bells]. Le mélange des genres vient peut-être de là, car il opposait systématiquement une délicatesse à mon jeu plus agressif… J’ai gardé cette idée et je l’ai travaillée seul dans mon coin, en m’essayant à tout, y compris aux traitements électroniques. Le résultat, c’est ce disque, celui d’un one-man-band.
D’où l’autotune ? Ce filtre vocal très artificiel réhabilité il y a peu par le hip-hop et qu’on attribue généralement à…
… la chanteuse Cher, n’est-ce pas ? Je n’en ai pas honte. J’aime bien comment ça dénature la voix. Ça me rappelle tout ce que j’ai toujours apprécié : les vieilles radios, les téléphones déglingués…
Votre récent EP [Extra Playful, sorti au printemps dernier] a été remixé par la pointe de l’électro arty, d’Alva Noto à Actress. Passage de flambeau ?
En vérité, c’est un nouveau genre de mécanisme promotionnel bien huilé : on m’a présenté une liste fermée, j’ai dû choisir quelques noms dedans, et voilà. Mais j’étais très surpris du résultat, j’avoue… [il s’interrompt, scrute la vitre] C’est quoi ces impacts de balles ?
Des enfants ont balancé des pierres.
Très impressionnant…
Cela nous amène à Paris 1919 [sorti en 1973, revisité en live en 2010], inspiré de la férocité des traités de paix négociés à l’issue de la Grande Guerre. Vous en parlez comme « d’une manière douce de dire des choses cruelles ». N’y a-t-il pas une menace, un danger latent, derrière vos œuvres les plus accueillantes ?
Personne n’a le contrôle. En littérature, j’aime les narrateurs auxquels on ne peut pas faire confiance, qui disent tout et son contraire, d’une page à l’autre… Ce trouble, que certains arrivent à maintenir jusqu’à la fin, est traumatisant pour le lecteur. Dans une chanson, c’est différent : tu as moins de temps, donc il faut faire tenir ça dans un petit jeu de mots, une phrase étrange. L’écriture de Paris 1919 célébrait cette perte de contrôle dans le récit, comme d’autres de mes travaux, c’est vrai. Mais ce n’est pas toujours le cas : Nooky Wood est plus franc, sarcastique, selon moi.
Dans votre autobiographie, vous mentionnez un manque de confiance persistant. Est-il toujours là ?
Oui. Je sens toujours une profonde déception quand je ne peux pas terminer les choses comme je l’entends, mais j’ai appris à vivre avec cette idée que le doute continuerait de trouver son nid en moi, quoi que je fasse. Je me sens plus fort en l’assumant.
La peur est donc toujours « le meilleur ami de l’homme », comme le clamait Fear en 1974 ?
Bien sûr. C’est une très bonne conseillère, bien que l’impatience et la colère soient encore de meilleurs moteurs. Traite la peur comme une amie ou une assistante, crois-moi.
Tout le chaos qui vous entourait des années 60 à 80, c’était du fun ou un frein ?
Les deux, sans aucun doute. Je me suis beaucoup amusé, mais je regrette tout ce temps perdu. J’étais trop bête. Maintenant c’est fini, je suis concentré.
Quand votre ex-femme Betsey Woods rencontre votre famille au Pays de Galles, elle est « très étonnée ». Pourquoi donc ?
C’était vraiment austère. Pas de chauffage central. Elle était styliste à New York… Elle ne pouvait qu’être abasourdie, mais c’était plutôt positif. Elle a été touchée par ma famille.
Et vous ? Comment réagissaient vos parents à vos turpitudes : sérieuse cocaïnomanie, paranoïa rampante ?
Ils n’en connaissaient qu’une partie, ont reçu quelques lettres étranges de ma part, mais n’y prêtaient pas attention. Ma mère pensait que ça me passerait. « Tant qu’il ne fait de mal à personne… » Mes troubles mentaux, ils les ont repérés assez facilement puisque j’avais régulièrement des crises, et des… révélations sporadiques. Après, ce n’est pas parce que tu es parano que les gens ne sont pas vraiment en train de te traquer…
Qui souhaiteriez-vous produire aujourd’hui ?
Fiona Apple. Son dernier album [The Idler Wheel, 2012] est vraiment spécial. Mais ces dernières années, j’ai décliné toutes les offres. Ça demande trop de temps, et je suis déjà très peu chez moi.
On parle souvent de Nico comme d’un désastre autodestructeur, mais les quatre albums que vous avez produits pour elle [1968-1985] semblent indiquer une logique très précise chez elle, une vision constante.
Elle arrivait très bien préparée, avec beaucoup de morceaux, ça c’est vrai. D’autres émergeaient naturellement en studio. Mais elle ne savait jamais vraiment où elle voulait aller, ce n’est pas un mythe. Elle était constamment sur les nerfs, à cause de problèmes sans lien avec l’enregistrement. C’était irritant, mais en écoutant finalement les enregistrements, elle fondait souvent en larmes en me gratifiant d’un « C’est juste trop magnifique ! » [avec l’accent allemand] qui rachetait tout.
Le Velvet a été approché par plein de producteurs. Le groupe aurait-il pu accomplir davantage ?
Bien sûr. Mais c’est surtout lors de notre reformation en 1993 que les offres ont abondé. Le culte met un certain temps à remonter à la surface… Quand c’est arrivé, on était en train de se répartir (enfin) les droits du Velvet et de s’envoyer des trucs à la gueule pour tirailler nos ego. On s’est donc laissé embarqué dans un maelstrom dingue, jusqu’à… jouer en première partie de U2 !
Quel était le fond de votre dissension avec Lou Reed, qui a causé votre départ ?
Devions-nous faire du rock’n’roll violent ou tendre ? C’était ça le débat. On va dire que Lou aimait trop les jolies chansons à mon goût… et nous n’avions plus la patience de nous asseoir pour parler calmement. C’était trop tard : on ne se faisait plus confiance.
En 2007, Lou s’essayait pourtant à l’ambient, et aujourd’hui, c’est plutôt vous qui faites de la pop…
Ironie de l’histoire, toujours… Mais Lou Reed a fait de l’ambient, vraiment ?
Oui. Ça s’intitule Hudson River Wind Meditations.
Jamais entendu parler.
Vous vous verriez couper à nouveau la tête d’un poulet sur scène ?
Ah non. Ce n’est plus du tout mon truc.
What’s Welsh For Zen? John Cale, une autobiographie
Avec Victor Bockris
Au Diable Vauvert
270 pages, 29 euros.
Le disque
Main de velours et géant de fer
Le dernier Dylan sent la naphtaline ? John Cale échappe à la sinistre fatalité des pépés légendaires. L’art-pop distinguée d’Hobo Sapiens (2003) et le rock sournois de Black Acetate (2005) renvoyaient déjà une sensibilité étrangement électro, voire hip-hop. Le ton se confirme sur la première moitié de ces Aventures louches dans les bois. Le Gallois parvient toujours à susciter des poches sombres, voire une certaine miséricorde, derrière les pop-songs les plus pacifiques d’apparence (I Wanna Talk 2 U), ou un vague à l’âme solennel et marécageux dans une ballade électro inoffensive de prime abord (Face To The Sky, pic de beauté).On s’étonne de le voir, à 70 ans, asséner de l’indus’ musclée mais classe comme Trent Reznor n’en composera jamais (Scotland Yard, critique oblique du scandale Rupert Murdoch de 2011), un électro rock en spoken-word assez décalé (Mothra) ou, non sans malice, de l’indie-R&B chanté en autotune (December Rains). C’est ce brin de démence, tapi au détour d’un clavier écrasé sur le rampant Hemingway comme dans les recoins d’un blues trempé dans l’électronica (Nookie Wood), qui maintient Cale toujours aussi calé. T. C.
Shifty Adventures in Nookie Wood
Domino