Jeanne Candel : “Comment éviter le “je t’aime” trop direct ?”
Jazz, smokings et accidents pour une reprise de l’orageux opéra Didon et Enée.
Entre Robert Plankett – pièce hit en 2010 –, ses collaborations avec Arpad Schilling ou sa participation au film de Mikhaël Hers (Memory Lane, 2010), la metteur en scène Jeanne Candel a trouvé le temps de faire un enfant et de réfléchir, avec l’acteur Samuel Achache, à un opéra théâtral, Le Crocodile trompeur – d’après Didon et Enée de Purcell. On pensait parler d’amour, mais les mots « obsession » et « représentation » l’ont emporté.
C’est le boum des collectifs en ce moment. Le tien s’appelle La vie brève. Une autre façon de faire du théâtre ?
Jeanne Candel : Pour moi, c’est une manière de fabriquer et d’écrire ensemble au plateau. Je provoque les acteurs avec des consignes, mais c’est eux qui apportent la matière. C’est un va-et-vient entre nous, la pièce n’est pas cantonnée à mon seul regard, même si au final c’est moi qui décide d’un montage. Que l’acteur ne soit pas qu’interprète mais aussi co-auteur, je l’ai expérimenté avec le metteur en scène Arpad Schilling et ça m’a ouvert la tête.
Le Crocodile trompeur est ta deuxième mise en scène. Direct un opéra, osé !
Au départ, ça devait être un opéra précaire monté in situ dans les rues de Villeréal en Dordogne, pour son Festival estival dans la ville. Les Bouffes du Nord ont eu vent du projet. Avec Sam, on a envie d’associer des scènes hyper écrites du livret de Didon et Enée à de grandes digressions. Outre l’opéra de Purcell, on s’est appuyé sur un passage correspondant dans l’Eneide de Virgile mais aussi sur l’Anatomie de la mélancolie [1621] de Robert Burton. Ses chapitres sur la mélancolie amoureuse nous ont beaucoup inspirés pour le rôle de Didon.
Dans Robert Plankett, tu explorais le thème du deuil. La passion dévorante cette fois ?
La première fois que j’ai entendu le chant final de Didon, c’était au conservatoire, dans une version piano-voix de Judith Chemla et j’en frissonne encore [voir son rêve p. XX]. Qu’elle joue le rôle fut donc une évidence. J’aime ce format court, frontal, sans fioriture, mais l’histoire est simple : il arrive, ils s’aiment, il repart, elle meurt. Ce qui m’intéresse surtout c’est comment représenter cela ? Comment éviter le naturalisme ? Comment créer des allégories pour entrer dans les scènes de manière plus suggérée en évitant le « je t’aime, je te déteste » trop direct.
Tu sembles très attachée à la mise en forme, moins à l’histoire…
Bien sûr c’est important, il faut qu’elle me touche ou m’interroge, mais « comment représenter les choses » reste pour moi une obsession. Utiliser des effets du réel, c’est une chose que j’aime faire. Par exemple, deux comédiens déplacent un harmonium et l’instrument bascule. Est-ce du jeu ou un accident de plateau ?
La même démarche pour la partition musicale du xviie siècle ?
Son arrangement était une grande interrogation. Théâtre et musique n’ont pas le même temps de travail, mais nous avons décidé de collaborer tous ensemble pour chercher un langage commun. Les musiciens viennent volontairement du jazz, ils ont du coup un rapport à l’improvisation assez spontané. Les acteurs sont aussi chanteurs lyriques, certains jouent même d’un instrument. On souhaitait cette circulation : pas de fosse pour les musiciens, tout le monde sur le plateau, dans l’action…
Un immense papier kraft déchiré dévoilait la scène dans Robert Plankett. Et là ?
On s’est inspiré des photos d’Yves Marchand et de Romain Meffre, qui ont shooté des théâtres et des cinémas en ruine dans Detroit (Michigan, Etats-Unis) suite à la faillite de General Motors. Une somptuosité dévastée à l’image du corps de la reine abandonnée. Une parfaite allégorie sur la traversée d’Enée qui quitte la guerre de Troie pour fonder Rome, mais aussi sur Carthage, où Didon a stoppé tous les travaux de la ville le temps de cet amour. Et les ruines, c’est un terrain de jeu génial pour les acteurs !
En 2013, tu entames une résidence de trois ans au Théâtre de la Cité Internationale de Paris. Tes projets ?
J’ai très envie de transformer ce temps en un grand labo, lancer une semaine par mois des thèmes à explorer et proposer une recherche sur l’art de l’acteur. Cet été, j’ai créé un spectacle très joyeux pour Un Festival à Villeréal avec un détective à la Twin Peaks, un homme bûche et un terrain de tennis pour personnage principal. La Cité Universitaire en est dotée, ça tombe bien !
Par Mélanie Alves de Sousa Photographie Franz Galo Stylisme Perrine Muller
La pièce
Aimer, quitter, dévorer, mourir
A l’heure où nous bouclons ce numéro, Jeanne Candel est encore en répétitions. Le spectacle devrait commencer par un concert. Chants lyriques, fredonnements, arias emprunts de jazz. Sur le plateau en ruine, acteurs-chanteurs et musiciens, en smoking, joueraient tous ensemble le drame à venir : aimer, quitter, dévorer, se laisser mourir. Un prologue parlerait de l’harmonie des sphères, une première digression sur l’amour. A la fin du premier acte, on basculerait dans le monde inquiétant et délirant des sorcières, entre David Lynch et Buster Keaton. Les scènes défileraient dans une succession de tableaux. Le théâtre surgirait. Puis la musique. Puis les deux ensemble. Notre regard serait attiré par un détail, comme un zoom, des objets seraient détournés de leur fonction. Parfois les surtitres seraient cachés dans le décor. Un harmonium basculerait. On entendrait l’orage aux portes du théâtre. M. A. d. S.Mise en scène Samuel Achache et Jeanne Candel
Jusqu’au 28 février au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) puis en tournée.