Co-auteur méconnu de Melody Nelson, l’arrangeur-poète Jean-Claude Vannier, 68 ans, vient de publier Roses Rouge Sang, introuvable en France.

Il a tissé des canevas brinquebalants aux quatre coins de la musique française : de Serge Gainsbourg (Histoire de Melody Nelson, 1971) à Johnny Hallyday (Que je t’aime, 1969), de Polnareff (On ira tous au paradis, 1972) à Julien Clerc (Petits pois lardons, 1990), de Brigitte Fontaine (Brigitte Fontaine est… folle, 1968) à Maurane (Sur un prélude de Bach, 1991)… Ça ne l’aura pas empêché d’essuyer les portes closes quand, il y a quelques années et sous l’impulsion de son ami compositeur Bruno Coulais (Microcosmos, Coraline), Jean-Claude Vannier se présente aux producteurs du Tout-Paris avec un nouveau bébé difforme. C’est à Londres qu’il trouvera refuge, chez une jeune génération de labels indépendants menée par le furieux frisé Andy Votel, ravie, elle, de remettre l’idole gallic pop sur la carte du Tendre des music freaks. Soient les mêmes garnements qui avaient patiemment monté en 2005 une structure devenue florissante pour rééditer L’Enfant assassin des mouches (1972), bouillon dément où font trempette ensemble opéra baroque, psychédélisme et musique concrète. Les mêmes obstinés qui ont passé les années 2000 à crier que si Melody Nelson est un chef-d’œuvre, c’est grâce à Jean-Claude.

C’est donc dans les bacs anglo-saxons que débarque à l’automne dernier l’inédit Roses Rouge Sang, plein de cordes enveloppantes et de souffles égratignés, parallèlement au pot-pourri d’archives Electro Rapide qui documente sa carrière d’illustrateur sonore et repêche des compos sauvages restées coincées dans les tiroirs d’un braconnier (L’Eléphant équilibriste, La Girafe au ballon, L’Ours paresseux, etc. ou comment croiser sans casse orchestres de klaxons, percussions tribales et folklore breton). On a profité de l’occasion pour traquer l’animal sur ses terres, dans le Marais parisien, finalement attablé à un café place des Vosges, entre les collants de béton de la statue de Louis XIII et un clochard improvisant sous les arcades des chants anars entrecoupés de soli de sac plastique. Entre noblesse et bidouille, le grand écart parfait.

Vos fameux arrangements de cordes ont quelque chose d’oriental, non ?
Jean-Claude Vannier : On dit souvent que je suis arabisant, mais ce n’est pas tout à fait exact. Le mode que j’emploie habituellement vient de l’Inde du Nord : il m’évoquait les gémissements d’une femme, entre plainte et plaisir. La musique arabo-andalouse ne sonne pas pareil, elle a plus à voir avec le flamenco, ça ne me convient pas. Néanmoins, ado, je passais mon temps dans une boîte géniale, rue de La Huchette : le El-Djazaïr, « l’Algérie » en arabe. C’était peuplé de virtuoses qui jouaient de la cithare du bled, une espèce de cymbalum [plateau sur lequel sont tendues des cordes, que l’on frotte avec des plectres] dont j’étais dingue. A force de me voir passer ma vie avec eux, un type m’a dit : allez, fffuit’, tu pars en Algérie ! Il m’a payé un billet d’avion et je me suis retrouvé à Alger à 18 ans, à gagner mon pain à l’hôtel Aletti, ce palace qu’on voit dans Pépé le Moko [Julien Duvivier, 1937], où convergeaient toute la mafia, les polices, les barbouzes. Et moi, je regardais ça, assis sur mon tabouret.
Vous y étiez pianiste, c’est bien ça ?
Oui. J’avais signé sans vraiment lire. Quand j’avais fini de (mal) jouer du piano, je devais faire tapisserie avec les belles plantes, ce qui m’arrangeait puisque j’étais sûr d’avoir plein de copines… J’ai véritablement appris la musique sur place, en papillonnant dans la casbah. Et puis je vous l’avoue, mon vrai modèle, c’était la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum [1904-1975] ! Mon style, les violoncelles redoublant violons et altos notamment, doit sûrement à son orchestre.
Un studio vous avait aussi envoyé « aux Arabes ». Expliquez-nous.
Un peu avant, pour faire plaisir à mes parents, je suis devenu preneur de son chez Pathé-Marconi : je capturais les yéyés, absolument sans intérêt. Un jour, un directeur artistique faisait chanter sa petite amie, et je ne sais pas ce que j’ai foutu, j’ai mis toutes les bonnes prises à la poubelle et monté les mauvaises bout à bout – une horreur, qui m’a valu d’être viré. Pour me punir, ils m’ont mis aux accordéons, que j’adore depuis. Après une autre connerie, ils m’ont fait enregistrer les musiciens et les musiques arabes, selon eux la punition suprême, le son des vauriens. Les événements d’Algérie étaient dans toutes les têtes, l’esprit belliqueux les assimilait systématiquement à des salopards… Le racisme à l’état pur.
Ça donne envie de changer le monde ? 68, vous en étiez ?
J’étais en Angleterre. Je travaillais pour Claude François et d’autres, dont je tairais le nom ; Cloclo c’est déjà pas reluisant, alors le reste… mes petits ménages. Ce qui était drôle, c’est que les douaniers anglais me demandaient si j’étais communiste et si j’avais l’intention de faire la révolution ! Je répondais : non, non, ne vous inquiétez pas. Bien sûr, en France, avec le cinéaste Philippe Garrel [Le Lit de la Vierge, Liberté la nuit], je faisais partie d’une bande plutôt sympathisante avec les manifestants. Mais jeter des cocktails Molotov, ce n’est pas mon truc. Je suis pour la révolution, mais ma place est plutôt dans la logistique ! D’ailleurs, je n’ai fait que deux mois à l’armée : on m’a fichu à la porte, je refusais de remonter mon fusil. Je suis contre les armes, je ne sais pas me battre et je ne veux pas le savoir. Je souhaite de tout mon cœur, en revanche, que les banques fassent faillite, en particulier la mienne ! [Il rit]
1968 marque l’émergence d’un psychédélisme français, qui conserve un héritage classique voire religieux, et promeut davantage la figure du dandy que celle du païen peinturluré. Vous avez cherché à sauver les meubles anciens de l’incendie électrique ?
La pop qu’on disait psychédélique, ça ne m’intéressait pas spécialement. Ma génération, celle de William Sheller [Lux Aeterna, 1972] ou d’Alain Goraguer [La Planète Sauvage, 1973], aimait toutes les musiques. On incorporait les instruments psyché dans un ensemble plus grand, qui n’oubliait pas le classique et le jazz. On a peut-être donné naissance à un courant, mais ce n’était pas réfléchi, et encore moins concerté. Mais c’est vrai qu’il y avait peut-être dans l’air cette idée que le peuple pouvait piocher dans les valeurs de l’aristocratie, ne pas avoir un rond comme moi à l’époque et s’en revendiquer. Brigitte Fontaine a incarné le mieux cette appropriation philosophique : le refus catégorique de la vulgarité et de la bêtise, au temps des poupées chanteuses comme des bimbos californiennes… Ceci dit, j’ai toujours rêvé qu’on me propose de mettre en musique un film pornographique.
Vous avez quand même cédé à la psyché-pop avec le groupe éphémère Les Fleurs de Pavot !
C’était totalement déconnant, bourré de références psychotropes ! Une escroquerie de jeunes, de bric et de broc. On se réunissait dans les cafés du 4e arrondissement, Gérard Guégan [Libération] ou Jean-Pierre Léonardini [L’Humanité] improvisaient des textes, je bricolais des musiques, l’album [homonyme, 1968] a été enregistré à une vitesse folle. C’était un peu n’importe quoi, mais rigolo. On a fait toute une campagne pour les petits pois aussi : « On a toujours besoin d’un petit pois chez soi », avec le moineau Pipiou, ça ne vous dit rien ?
Dans cette période d’hybridation, vous côtoyiez d’incroyables musiciens de studio. On parle souvent des basses gainsbouriennes, mais peu des bassistes…
C’est que rien n’est tout à fait sûr. Qui de Brian Odgers ou d’Herbie Flowers tient l’instrument sur Melody Nelson ? Andy Votel a fait toute une enquête là-dessus, en allant jusqu’à regarder tous les agendas des musiciens de l’époque pour savoir ce qu’ils faisaient tel jour d’avril 1971. On a retrouvé des photos, mais elles sont très floues, et on sait qu’il y a eu plusieurs séances, deux ou trois jours, avec des musiciens différents. Je me souviens que Big Jim Sullivan, guitariste proprement délirant, était là, mais pour le reste… Ces musiciens, c’est un régisseur qui nous les envoyait au coup par coup. Gainsbourg et moi, on était un peu des victimes dans cette affaire – heureuses, puisqu’on a eu les meilleurs ! Mais c’était du hasard.
Longtemps, les copies de Melody Nelson ne créditaient que Serge Gainsbourg. C’est lui qui a cherché à effacer votre nom et ceux de ses musiciens ?
Bien sûr, et ce n’est pas arrivé qu’à moi. Serge était un triste mégalomane, comme tous les autres. Voilà, sincèrement, pourquoi je n’ai jamais souhaité être connu. Tous les gens célèbres que j’ai rencontrés, et j’en ai vu beaucoup, étaient dingues ! Paranoïaques, hystériques… Ils souffrent, je crois.

Jean-Claude VANNIER par Yannick Labrousse interview portrait magazine standard

La main au Vannier
Loué très jeune pour ses qualités d’arrangeur/chef d’orchestre, et grâce à cela plutôt riche à 30 ans, Jean-Claude Vannier amorce en 1975 une carrière de poète-chanteur qui, paradoxalement, l’éloigne de la lumière. « Je ne trouvais personne pour chanter mes mots, alors je m’y suis collé. Et pour la profession, je me suis cassé la gueule. » En émerge une poignée d’albums troublants (en voie de réédition numérique) où se déploient joutes instrumentales enfantines et images dérangeantes, posture désinvolte et structures formelles très réfléchies (des rimes en vise/tire/boom/saigne dans une chanson consacrée aux flingues Browning, par exemple). L’amour y est aussi mal fait qu’il y fait mal, semblable au savon qui bulle puis pique les yeux, les arcs-en-ciel sont piégés dans les flaques d’essence, une mère chante une glaçante berceuse et le travelo du coin a droit à sa déclaration d’amour, son cul assimilé avec tendresse à une fosse commune, recueillant, faux cils aiguisés, les petites morts de tout un quartier.
Un art méconnu du télescopage, dont on pourrait réentendre parler : après la production d’un mystérieux trio féminin dépareillé (une chanteuse pop, une chanteuse blues, une chanteuse lyrique), Vannier aimerait réenregistrer certains de ses drames chantés avec les meilleurs musiciens de son carnet d’adresses – déjà présents sur Roses Rouge Sang (Dougie Wright, Vic Flick, Denys Lable…), qui réunit enfin les deux têtes de son hydre de carrière, entre bordel sonique et spoken word lunaire.


Roses Rouge Sang
Twisted Nerve


Electro Rapide
Finders Keepers