Pulp sort le 1er avril. Le film retrace l’histoire du groupe le plus degingandé de Sheffield en se focalisant sur ses habitants (castés conformément à l’esprit décalé du grand Jarvis). Après la projection de presse, une envie démange plus qu’une étiquette trop longue : relire les propos que l’auteur de Commun people tenait devant Richard Gaitet, un café et une clope, en octobre 2006 pour Standard n°14.

Jarvis Cocker portrait Bastien Lattanzio

© Bastien Lattanzio

Crooner pince-sans-rire des années 90, le charmant Jarvis Cocker, 43 ans, digère encore mal la mort de Pulp. Convalescent, devenu père et parisien, le myope le plus drôle du Royaume-Uni revient solo et en petite forme avec Jarvis, théâtralement défendu après le déjeuner.

Jarvis, qu’avez-vous fait depuis la séparation de Pulp, en 2001 ?
Jarvis Cocker : J’ai emménagé à Paris parce que ma femme est française [la styliste Camille Bidault-Waddington] – j’ai pensé qu’il serait plaisant de vivre dans la même ville que ma femme [sourire]. Nous avons un garçon [Albert] de 3 ans et demi. J’ai aussi mis trois ans à m’adapter au fait que je ne suis pas mort à 40 ans.

Aviez-vous peur de vieillir ?
Oui, mais beaucoup moins maintenant – j’ai passé la crise de milieu de vie. Normalement, vers la cinquantaine, vous réalisez tout ce que vous n’avez pas fait et vous achetez une moto et une veste en cuir. L’avantage, c’est que les gens nourrissent moins d’espoirs à votre sujet. Le cauchemar, c’est qu’on ne peut plus boire autant.

Comment est né Jarvis ?
Je ne voulais plus, du tout, écrire de chansons. Puis… parfois, dans mon bain, dans un parking ou dans le jardin du Palais Royal, j’avais un texte, un bout de mélodie. Si les deux me restaient en tête au bout de trois jours, je les enregistrais [jouant des sourcils l’artiste inspiré]. J’ai aussi tenté d’apprendre le piano. Plutôt fainéant, je me suis résigné : je suis le seul à pouvoir interpréter mes chansons. Je le ferais donc jusqu’à la fin de mes jours, comme Leonard Cohen, prêt à accepter l’humiliation ou l’impudeur éventuelle.

Devenir père a-t-il changé votre écriture ?
Notez cette phrase anglaise : « la poussette dans le vestibule annonce la mort de la créativité ». Certes, vous avez moins de temps pour vous, mais quand l’enfant dort, vous utilisez cette heure. Avant je fumais clope sur clope toute la journée en me disant que j’écrirais demain. Mon fils m’a d’ailleurs aidé sur cet album. J’ai d’abord cru a un sabotage : il a cassé ma guitare. Puis j’en ai racheté une, qu’il aime désaccorder. Par accident, il l’a réglé d’une manière que je n’aurai pas inventée, et cela m’a inspiré quatre chansons. Je devrais le créditer sur ce disque. [Dépliant les doigts d’une main immense et squelettique] Imaginez l’intérieur de votre esprit comme une ruche. Un enfant ne modifie pas votre esprit : il favorise l’ouverture d’autres alvéoles. Certaines, comme le sentimentalisme, sont fort désagréables. Un enfant meurt ou se blesse à la télé, et vous vous effondrez [gémissant comiquement].

Jarvis Cocker portrait Bastien Lattanzio

© Bastien Lattanzio

Jarvis Cocker : « A Paris, j’ai encore l’impression d’être un habitant de Sheffield – je cherche des frites, toujours. »

Vous avez ramé à Sheffield avant de connaître le succès. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
J’ai enregistré Jarvis à Sheffield pour des raisons pratiques, mais c’était important d’y revenir vingt ans après. N’oubliez jamais l’endroit d’où vous venez. A Londres, je me sentais comme un étranger, et à Paris, j’ai encore l’impression d’être un habitant de Sheffield – je cherche des frites, toujours. Musicalement, la ville s’exprimait par des synthés et des boîtes à rythme. Effectivement, on nous ne a pas remarqué tout de suite. On répétait des heures, et on nous laissait jouer à 23h30 devant trois personnes.

Comment va la gauche en Angleterre ?
Le parti travailliste était censé être socialiste, mais c’est fini. Je sais qu’en France, vous traversez une sorte de crise, mais votre gauche existe. On dirait que beaucoup de Français veulent avoir leur Tony Blair. Je leur dis : ne faites surtout pas ça. Vous manifestez, et le CPE s’arrête ! Le gouvernement anglais ignore la critique. De plus, son américanisation m’embarrasse – c’est comme si j’essayais de sympathiser avec un ado de 15 ans. Nous devrions apprendre aux Etats-Unis comment devenir plus vieux et moins puissants avec grâce. Face à la Chine, ils vont chuter, économiquement, idéologiquement. Au lieu de leur dire de se calmer, nous les regardons comme papa, avec le sentiment d’importance de ceux qui fréquentent les plus costauds. C’est une mentalité de centre commercial.

Comment voyez-vous les Français, maintenant ?
Certains clichés sur votre pays doivent venir du cancan. Nous sommes persuadés que vous êtes très libérés, sexuellement, alors que la France est plus conservatrice que je ne le pensais. Culturellement, vous êtes plus sensibles, l’éducation est plus ouverte ; vous étudiez la philosophie au lycée, nous, non. En revanche, les Britanniques me paraissent plus passionnés. On dirait que vous prenez la culture comme un acquis, de manière un peu complaisante.

Vous voulez dire : prenant moins au sérieux la pop et le football ?
Le football est trop important en Angleterre, j’ai vécu près d’un pub, je sais ce que c’est. Concernant vos stars de la pop, je suis très étonné de voir que vos vedettes, comme Johnny Hallyday, restent sur le devant de la scène jusqu’à leur mort. En Angleterre, on n’en a qu’un comme ça : Cliff Richard. Vous, une centaine. Intéressant phénomène.

Comment expliquer l’attrait des musiciens anglais pour Serge Gainsbourg ?
Deux raisons à cela : d’abord, sur ses disques, la basse et la batterie sonnent de manière assez moderne, proche du hip hop et de la danse. Ensuite, il était plutôt extrême dans ses paroles et dans sa vie et nous n’avons pas d’équivalent en Angleterre – personne d’aussi connu et non conventionnel. Il a également pas mal expérimenté, mélangeant classique et rock ; Deep Purple a essayé et c’est la chose la plus immonde qu’on puisse écouter dans sa vie. Serge était en avance. Il brassait les musiques américaines et africaines pour aller plus loin. Quand on grandit avec le rock américain, c’est rafraîchissant. On m’a récemment proposé de participer à un album hommage, Monsieur Gainsbourg Revisited. J’ai dit oui, je voulais être sympa. Quand on arrive dans une nouvelle ville, il faut se faire des amis… [Riant].

Comment échapper au pastiche pour l’album de Charlotte ?
Facile : je ne me suis occupé que des paroles. Ils étaient coincés, et ils m’ont appelé [drapé d’élégance british] cos I am the best man in the business. Je voulais trouver un texte que Charlotte puisse chanter de manière convaincante. Je ne voulais pas qu’elle m’imite. J’ai discuté de ses goûts avec elle, et je suis content d’y être arrivé. N’insistez pas, je n’ai pas participé à la musique.

C’était quand, la dernière fois où vous vous êtes senti décadent ?
Le jour où ma mère m’a appelé pour savoir où était garée ma voiture. J’ai dit : « dans le garage, maman, que veux-tu savoir ? » Elle a répondu : « Ils disent à la télévision que les voitures brûlent à Paris. » J’étais à Saint-Germain, et j’ai expliqué à ma mère que cela se passait au-delà du périphérique. J’ai raccroché, et je me suis senti décadent : vivant dans un enclos artificiel et bourgeois, loin de la fumée, et près du Flore et de son café hors de prix. Il y a aussi, dans ce goût, l’enregistrement de This is Hardcore [1998]. Je ne voulais pas faire ce disque, j’étais baisé par le succès du précédent, Different Class [1995]. Rendre les choses plus graves était contradictoire, tordu. [En français] « dé-ca-dent ».

Où étiez-vous lors de la chute de l’Empire romain ? 
Disons que j’accordais les violons de Néron.

Sur quoi avez-vous dansé la dernière fois ?
Sur ce morceau [il fredonne Funky Town] pendant quarante secondes, au Baron. Ensuite ils ont mis cette horrible pop française des années 80 et je me suis rassis.


1963 Naissance à Sheffield (Yorkshire).
1978 Formation d’Arabacus Pulp, futur Pulp.
1995 Gloire internationale méritée via Different Class, cinquième album, totale réussite portée par l’hymne Common People. Sex-symbol, redonne de l’espoir aux binoclards.
1996 Ridiculise Michael Jackson aux Brit Awards et finit en garde à vue.
1998 The Fear et This is Hardcore, très, très grands morceaux de pop orchestrale.
2001 We love life, dernier Pulp, produit par Scott Walker.
2003 Devient père et déménage à Paris. Silence.
2005 Brève sorcière dans Harry Potter et la Coupe de feu.
2006 Reprise(s) de Gainsbourg et sortie de Jarvis, enregistré avec Richard Hawley et Steve Mackey, ex-Pulp.
2010 Reformation de Pulp pour un concert d’adieu à Sheffield
2013 After you nouveau single de Pulp produit par James Murphy
2014 Pulp, film de Florian Habicht