Jacquemus n’est pas un poète, mais il dessine des robes d’infirmières corsées par les rayures des gardiens de taureau camarguais. Vous cherchez la rime ?

Jacquemus

© Bertrand Le Pluard

Simon Porte Jacquemus, nouvelle tête de la mode parisienne, nous donne rendez-vous à deux pas de Montmartre autour d’un (heu…) verre(s) de Pastis pour parler de ses débuts, de l’amour porté à ses racines au pied du Luberon, pour pousser un coup de gueule contre le système hiérarchique de la couture, et bien sûr décrire l’inspiration et le façonnage de la femme Jacquemus. Humble ? On pensait que ça n’existait pas dans le milieu… A 21 ans, ce créateur frise le manque de confiance en soi et ça, c’est un vrai coup de bol d’air.


Débarqué à Paris il y a deux ans à peine, tu t’es déjà fait un petit nom. Comment t’y es-tu pris ?
Simon Porte Jacquemus : Je suis venu étudier à Esmod, mais je suis vite entré en conflit avec mes professeurs. Mes marcels et mes pantalons à taille haute n’étaient pas à leur goût et je trouvais qu’ils poussaient à faire du copier/coller des grands créateurs. J’ai souvent protesté : « Où sont les passionnés de mode ici ? On se croirait avec des ingénieurs ! » J’ai été convoqué et j’ai décidé d’arrêter après trois mois, pour travailler en tant qu’assistant styliste de Benoît Bethume à Citizen K. Mais j’étais le petit chien-chien de tout le monde, ce n’était pas gratifiant… alors je me suis concentré sur ce que je sais faire de mieux : créer une histoire ludique autour d’un vêtement, faire des dessins, choisir des étoffes pour façonner des tenues épurées. Presque comme des tenues d’ouvrières, mais aussi formelles qu’enjouées.
Dans ta bio, on lit que tu as « le Lolo de Ferrari dans la peau »…
Je suis tombé amoureux et j’ai convenu avec cette personne de me faire tatouer « Lolo » sur le bras si elle se faisait tatouer « Ferrari »… pour être unis quand on se tiendrait par la main. Mais c’est devenu Lolo sans Ferrari !
… et que tu « vendrais la Sicile et la Camargue à n’importe qui ». Tu as avalé un poète ?
C’est le résidu d’anecdotes qui me résument. Je parle de ma mère, du Sud de la France, où j’ai grandi, de la Sicile qui me tient à cœur, de tout ce qui façonne ma vie et celle de la femme Jacquemus. Ma mère faisait de la décoration, mon père était musicien, j’ai toujours été entouré d’objets atypiques.
Isabelle Adjani est aussi citée…
Elle me fascine. A la télévision, dans les années 80, elle ne surjouait jamais son côté célébrité, elle faisait son passage, se défendait à sa façon et puis elle rentrait chez elle voir ses enfants. Une vraie femme, charismatique et simple. Exactement ce que je veux raconter. Elle a fait un shopping pour une série dans un magazine, elle ne porte malheureusement rien sur les photos finales, mais cela m’a fait plaisir !
Que racontent tes collections ?
Des histoires à partir des titres, comme Hiver-froid. Pour Les filles en blanc, j’avais envie d’une infirmière un peu décalée, qu’on ne sache pas si elle soigne ou vient se faire soigner, mélanger la simplicité et la folie. Je l’ai corsée quelque peu, avec des inspirations issues de la Camargue, comme les tenues rayées des gardiens de taureau. Au début, je n’arrivais pas à trouver ce qui me plaisait, la mise en scène artificielle de la mode me plombait. Puis je suis tombé sur le photographe Bertrand Le Pluard. Son style brut et intense, loin du commercial, c’était ce que je cherchais. C’est lui qui a photographié mes deux premières collections : mes mannequins sont des rencontres, des filles qu’on trouve dans la rue, pas dans les magazines. Elles ne sont ni maquillées ni coiffées, le shooting et le résultat sont spontanés. J’aime le rendu des vieilles photos argentiques, des polaroïds. Avec ces couleurs intenses, on est loin des séries de mode à la Photoshop. J’adore aussi les prises de vue en panorama qu’on penserait tirées d’un film. Je vais probablement m’intéresser à la vidéo pour mes prochaines présentations.
Quelle est ta vison du métier ?
Je n’ai pas de projet spécifique, j’ai la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Notamment, Rendez-vous Paris [salon de la mode contemporaine] m’a offert un stand ! Mais bon, ce n’est pas forcément une bonne chose, car il regroupe des créateurs qui ont beaucoup d’expérience, et moi, je viens tout juste de commencer. Pour l’instant, je préfère travailler en showroom, où je peux imposer ma marque sans la noyer dans une salle gigantesque parmi une centaine d’autres. Je jouerai dans la cour des grands à ma façon quand il sera temps.
Tu t’es pourtant confronté à Dior en organisant un happening devant l’entrée du défilé femme Printemps-Eté 2011 !
J’ai choisi Dior parce que je savais qu’il y aurait une centaine de photographes et journalistes, et pour exprimer ma nostalgie de cette marque qui faisait encore des coupes minimalistes dans les années 60, loin de ce que fait Galliano dont je n’aime pas le style. Je n’y avais pas vraiment réfléchi, j’ai juste habillé des amies avec ma collection. J’aime – ce petit côté « à la Gainsbourg » – me balader entouré de belles femmes. Tout le monde nous fixait ! Les filles ont posé devant les photographes et les invités. On avait des frissons. J’ai un budget limité, je me débrouille comme je le peux !
C’est difficile ?
Il y a une frustration à ne pas pouvoir créer en continu. A Paris, dans la mode, personne n’aide personne. Mais je ne vais pas me plaindre, des amis financent en partie mes collections et Mademoiselle Agnès m’adore.
A quoi peut-on s’attendre pour ta troisième saison ?
Je travaille avec la couturière de Charles Anastase et Romain Kremer. Me voilà bien entouré ! Ma première couturière m’a arnaqué en demandant cher pour un prototype sans patron, aux finitions dégueulasses. Mais bref. Je ne veux aucune connotation à une tendance, je préfère le retour à la simplicité. Moi qui croyais en une nouvelle femme vraie et hop ! Lady Gaga débarque, nooon ! Ma prochaine collection sera un tableau avec une armée de filles. Elle s’intitulera peut-être Numéro 2… Je vais travailler autour de l’uniforme et les couleurs contrastées, rouge vermillon et beige par exemple, et des rayures rose bonbon et bleu pâle. J’ai du mal à concrétiser ces choix, ce sont des idées encore tellement brutes ! Et puis, je n’ai pas vraiment d’inspiration, je dessine comme un bébé ; je me sens si simple que je pourrais travailler à la SNCF. Mais la mode m’est tombée dessus, alors je prends mon temps pour bien faire.

entretien Elisa Tudor, photographie Bertrand Le Pluard Standard n°31 – avril 2011

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