Isabelle Huppert : « Voyager seule ne me fait plus peur »
Tour à tour otage aux Philippines, coquine en Corée et bientôt orpheline sous le regard d’un Autrichien palmé, Isabelle Huppert joue « à repousser, à l’infini, les murs du cinéma ». Suivons-la dans sa résidence d’automne.
Traînée dans la boue, les bras piqués de sangsues, remuée « comme jamais » dans ses repères de comédienne, elle est dans Captive de Brillante Mendoza une humanitaire prise en otage par des séparatistes islamistes dans la jungle philippine. Dans In Another Country de Hong Sang-soo, elle se multiplie et incarne trois femmes troublées par le charme d’un maître-nageur, partie toute seule pour répéter jusqu’à vingt heures par jour, en Corée. Dans Amour de l’Autrichien Michael Haneke, qui décrocha pour cela une Palme d’Or, elle assiste de loin, impuissante, à l’agonie de sa mère et au combat palliatif d’un père exemplaire. « Tourner en dehors de mon petit champ parisien, français, personnel, ça m’a toujours plu. Ce n’est pas par philanthropie, plutôt par égoïsme. » Dans le bureau fermé d’un show-room à colonnades, tout en haut de dix marches qui lui donnent le vertige, nous avons fait quelques miles avec cette égoïste – plutôt généreuse, en vérité.
J’aimerais vous prendre en otage.
Isabelle Huppert : Ah bon ? Ohlalala, j’ai peur !
Est-ce ainsi que Brillante Mendoza vous aborde pour Captive ?
Oui. Il m’a dit qu’il préparait un film sur cette prise d’otages dans un hôtel aux Philippines, je me souvenais de cet événement dramatique [survenu en 2001, revendiqué par le groupe terroriste Abu Sayyaf], surtout de ce couple d’Américains dont le mari avait été tué au moment d’être libéré. Brillante Mendoza voulait mêler les nationalités dans ce groupe : il y aurait des Philippins, des Chinois, des Anglais, des Américains. Et une Française.
Vous étiez présidente du jury à Cannes, en 2009, quand il reçoit le Prix de la mise en scène pour Kinatay. Ça aide à accepter ?
C’est super violent, Kinatay, assez insoutenable – encore que la violence est souvent off, comme chez Haneke. Mais elle est si bien suggérée qu’on vit l’événement en direct, notamment le découpage en morceaux de cette prostituée… J’y avais trouvé une liberté incroyable. Ce mariage, le grouillement de la vie à Manille, puis d’un coup cette descente aux enfers, l’exploration des forces les plus obscures, les plus innommables, dans une sorte de chaos, de noir total… Quand le personnage revient à la surface, après avoir été confronté au mal absolu, à la lâcheté, à la trahison… Cette liberté, j’en ai fait l’expérience sur Captive. Je n’ai jamais rien vécu d’approchant, ça partait dans tous les sens. Brillante crée les conditions du réel avec une maestria hallucinante, de sorte que les comédiens n’ont pas l’impression de faire un travail d’acteur. Il ne donne aucune indication, et du scénario, il fait des confettis tous les matins. On se contente de réagir : la peur, le froid, l’épuisement. Tout le tournage, c’était ça.
A-t-il mentionné les conditions de tournage dès cette première entrevue ? Tourner dans l’ordre chronologique, isoler ceux qui jouent les otages et ceux qui jouent les ravisseurs, parfois joués par de vrais soldats pour accentuer le réalisme dans le maniement des armes ?
Je ne pense pas qu’il y avait là de vrais soldats, mais ceux qui jouaient les terroristes étaient particulièrement effrayants. Ce groupe d’otages s’est, dans la réalité, constitué dans la panique et l’arbitraire. C’est ce que Brillante Mendoza a cherché à reconstituer. Pour ma part, au moment du kidnapping, je suis en train de décharger d’une barque des paquets de nourriture, près d’un hôtel où des touristes sont endormis. Et sans aucun préambule, il nous a tous mis dans le même bateau, littéralement.
Pour cinq jours « entassés sur un bateau minuscule, sous une forte chaleur ». Mendoza raconte : « La houle était forte, le roulis donnait le mal de mer, et pour toute l’équipe, c’était éprouvant physiquement, émotionnellement et mentalement. »
Oui, c’était difficile, un peu extrême. Bon, on n’était pas non plus en perdition au milieu de l’océan, il y avait du cinéma au travail, mais on sentait qu’on fabriquait quelque chose d’inquiétant, comme si nous vivions vraiment cet événement. Sur le bateau, je ne connaissais personne. D’où mon hébétement. Je me demandais : qui est qui ? Kathy Mulville, qui joue l’Américaine, avec qui je suis devenue amie, n’est pas comédienne, elle travaille pour une ONG aux Philippines. Il y avait une Chinoise, professeure de musique. Un autre était banquier. Un Hollandais travaillait dans une compagnie aérienne… Un casting hétérogène, pour récréer un sentiment d’étrangeté.
Et les scènes de forêt ?
On était tous logés à la même enseigne. Les Philippins ne s’étonnaient de pas grand-chose, leur résistance était supérieure – à la mienne, en tout cas. Mais à côté de cette merveilleuse comédienne, Anita Linda, qui jouait dans Lola [Mendoza, 2009], il aurait été malvenu de ma part que je ne m’aligne pas sur cette forme de courage. Personne ne se plaignait, donc j’en faisais autant.
Pendant le tournage, vous lisiez le livre d’Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin. A quel moment se documenter est un frein pour l’intuitif ?
Quelqu’un m’a offert ce livre au moment de mon départ. Comme il est très gros, sa lecture a couvert tout le temps du tournage. Elle décrit vraiment très bien la manière dont la nature peut être incroyablement hostile et, tout à coup, être très apaisante, source de joie, de réconfort par sa beauté. Comme un syndrome de Stockholm, mais avec l’environnement.
Vous vous retrouvez dans la boue au milieu d’acteurs amateurs, vous analysez cela comment au regard de votre carrière ?
N’exagérons rien, je rentrais dans des hôtels confortables tous les soirs. On prenait grand soin de moi, ce n’était pas si difficile. Ça dure cinq semaines, pas six mois. On découvre le pays, les Philippins font la fête tous les soirs, ils chantent, ils dansent, vont au karaoké… C’était très joyeux.
Vous faites à deux reprises un sourire captivant parce qu’inattendu. Quand les otages affamés arrivent à l’hôpital…
… et qu’on me propose un petit gâteau, oui… C’était un hôpital extrêmement délabré, en partie désaffecté. Sur le moment, je ne savais même pas dire si les malades étaient des figurants tant l’effet était réel… Je me tourne vers l’une d’entre eux qui me propose gentiment un biscuit – n’est-ce pas moi qui le prends ? –, donc la moindre des choses, c’est que je la gratifie d’un petit sourire.
… et au moment d’enterrer l’amie de votre personnage. C’est minuscule, mais on ne voit que ça. C’est votre suggestion ? Ça vient sans réfléchir ?
Je ne me souvenais pas avoir souri à ce point-là… c’est arrivé spontanément. C’est d’abord, pour mon personnage, le soulagement que cet enterrement s’accomplisse selon le rite catholique, après un conflit avec les terroristes. Plus loin dans le film, il y a d’autres moments d’empathie, qui sont presque plus surprenants. Quand je touche le ventre de la jeune infirmière qui a été mariée de force, il y a une sorte d’émerveillement… on imaginerait plutôt qu’elle soit horrifiée à l’idée que cette femme soit enceinte d’un terroriste. Mais non, la fatalité, la lassitude fait qu’on finit même par accepter ça ; un bébé qui va naître, c’est un signe d’espoir, de beauté. Tout d’un coup, les sourires et la légèreté prennent une valeur assez terrifiante.
Ces détails sont-ils révélateurs de votre méthode ? Le mot « méthode », d’ailleurs ?
J’ai plutôt la méthode de ne pas en avoir. Juste une faculté à réagir de manière extrêmement immédiate et intuitive à l’instant présent. Le cinéma, c’est ça : tout d’un coup, ça se fabrique ! Et ça ne se travaille pas avant.
Vous n’observez pas de constante dans votre manière d’aborder les rôles ?
Si, m’en tenir apparemment très éloignée… Plus je m’approche de l’événement, plus je m’en éloigne. Pour préserver la fraîcheur, le dernier moment. Le 24 septembre, je vais commencer le film de Catherine Breillat [Abus de faiblesse, d’après le récit de son escroquerie menée par Christophe Rocancourt]. J’y pense, je m’y prépare, je m’en approche, mais d’une manière très silencieuse.
Vous avez rencontré Kool Shen, qui jouera Rocancourt ?
Non, justement pas.
NTM, Vous écoutez ?
Je vais écouter… Je ne connais pas très bien leur musique. Mais ça n’a aucune importance. Un tel fossé sépare nos deux personnages, justement, c’est très bien.
Autre distance, quand vous dites : « Tourner ailleurs redouble le voyage accompli à l’intérieur de soi » ?
Oui, tourner en dehors de mon petit champ parisien, français, personnel, ça m’a toujours plu. Ce n’est pas par philanthropie, plutôt par égoïsme. Ça multiplie les possibilités. Le cinéma est protecteur : comme une maison à l’intérieur de laquelle on peut se cacher, mais aussi repousser les murs à l’infini. Marcher sur les routes toute seule, je ne l’ai pas fait souvent dans ma vie. C’est une manière enfantine de voyager, d’aller loin tout en restant au plus près de soi.
Vous avez peu voyagé seule ?
Assez peu. Sur les films, on n’est jamais vraiment seul. Mais sur In Another Country, je ne connaissais personne. Et ça m’a plu. On tournait à un seul endroit, avec une toute petite équipe. Longtemps, arriver seule dans une ville me faisait peur, j’étais timide, maintenant plus du tout.
Introspection ?
Oh non, l’introspection, on peut le faire chez soi.
Je n’ai pas vu In Another Country. Le sujet, selon vos mots, c’est « la solitude, la dépendance, la jalousie… et l’assouvissement d’un désir, celui de ces trois femmes pour un maître-nageur ».
C’est aussi très drôle. Je joue trois personnages, une documentariste, une femme adultère et une mère qui vient retrouver une amie, avec des motifs qui se répètent d’une histoire à l’autre, comme un petit jeu de piste. Tous les matins, Hong Sang-soo donne des scènes qu’il a écrites durant la nuit. Un jour on peut tourner vingt heures sur vingt-quatre, le lendemain seulement trois heures… Par contre, c’est à la virgule près, un bon petit stress quotidien pour apprendre souvent dix à quinze pages de dialogues.
Parlons d’Amour. Vous êtes du dernier plan, très beau dans sa pudeur. Pouvez-vous le commenter ?
J’aime ce plan parce que… mon col est relevé. J’ai gardé mon manteau, et au terme d’un long déplacement à travers plusieurs pièces d’un appartement, je finis par m’asseoir, mais je ne vais pas rester. Ce lieu n’appartient pas beaucoup à mon personnage, à la fin encore moins. Tout ce que l’on ressent à ce moment-là c’est le vide, la solitude, la vie qui a eu lieu mais qui n’est plus. Le col relevé ajoute au désarroi, à la fragilité, même si c’est un détail relativement visible quand on me voit en silhouette.
Vous avez peu de scènes avec elle, mais qu’avez-vous appris d’Emmanuelle Riva ?
Je ne sais pas si on apprend d’un metteur en scène ou de ses partenaires. J’avais déjà travaillé avec elle sur Médée d’Euripide, mis en scène par Jacques Lassalle à Avignon en 2000. C’est un personnage, Emmanuelle Riva. D’une poésie cocasse, entière, intègre, radicale, qui ne sacrifie à rien, à aucune mode. Ça la rend à la fois très intransigeante et totalement vulnérable. On a envie de la filmer, de la faire parler. Dans la scène où je lui parle de mes problèmes immobiliers, il y a quelque chose de désespéré. Qu’est-ce qu’on peut dire à quelqu’un qui est en train de mourir ? Alors on parle, on parle, on parle, on parle jusqu’à l’absurde.
Et de Jean-Louis Trintignant ?
Une sorte de gentillesse, de fragilité, de courage aussi dans sa manière de traverser tout ça. De vitalité très grande. Il avait été mon mari dans Eaux profondes [Michel Deville, 1981]… On a envie de retravailler ensemble, on aimerait bien… [long silence, émue]. Ce serait bien…
On apprend peu de ses partenaires ?
On apprend à l’école, pas en travaillant. A force, on devient plus sûr de soi – et encore –, mais c’est un apprentissage social, pas du tout technique. J’ai plutôt l’impression de désapprendre, au contraire. Ce qu’on doit produire doit surgir un peu de nulle part. La vérité de ce qu’on joue vient d’un trou noir, d’un monde sans savoir, sans leçon.
Vous avez tourné sept films avec Claude Chabrol. Vous disiez parfois vous sentir avec lui « comme une petite fille qui essaie d’épater son père ». Il vous appelait « mon enfant ».
Oui, oui. C’était comme un oncle. La relation était un peu filiale, mais pas paternaliste, parce qu’il n’était pas du tout comme ça.
Il y avait « un équilibre » entre vous, un « statu quo » qui faisait qu’il ne vous donnait « aucune indication » et le contraire vous aurait paru « incongru ». C’est arrivé une fois sur Violette Nozière [1978] et « votre cœur s’est décroché ».
Ah oui ! J’avais le complexe de la bonne élève et j’avais envie de faire tout bien. Maintenant, je m’en fous un peu, on peut me dire de recommencer. Si on apprend quelque chose, c’est peut-être ça : une forme d’indifférence, à supporter la critique. A l’époque, je vivais ça très mal, ça me remettait en cause, me fragilisait. Mais Claude Chabrol ne me disait jamais rien parce que ses films se déroulaient comme un écheveau de laine, à un pas de sénateur, très tranquille. Ce jour où il m’a reprise, ça m’a complètement déstabilisée. Ça ne s’est pas reproduit.
Il dit : « La technique de l’acteur ne peut être que dans la respiration et l’harmonie du geste. Les seules leçons qu’il se doit de prendre sont les cours de chant et de danse. » Vous êtes d’accord ?
Il a dit ça, Claude ? Je ne savais pas, mais il a raison. Je n’ai aucune vocation de pédagogue, mais si je devais conseiller un acteur – ou moi-même –, je m’attacherais à tenter de faire comprendre les nuances. Si vous écoutez le même morceau de musique joué par trois interprètes différents, vous apprendrez énormément sur l’interprétation, le rythme.
Ce que la phrase semble sous-entendre, c’est qu’il faut d’abord maîtriser son corps avant d’exprimer sa singularité.
La maîtrise du corps, c’est un truc que je crois un peu avoir. Peut-être parce que je suis petite. Il y a beaucoup d’inconvénients à être petit, mais l’avantage c’est qu’on fait ce qu’on veut de son corps. Mais dans l’élaboration d’un rôle, donc d’un costume, la chose la plus importante, c’est la chaussure. Parce que c’est là que se trouve la démarche du personnage, très différente si on est sur talons hauts ou talons plats. Les rôles, on les trouve aussi dans les chaussures.
Entretien Richard Gaitet
Photographie Yannick Labrousse
Stylisme Olivier Mulin
Maquillage Mélanie Sergeff
Coiffure Paolo Ferreira
Remerciements Carine Tozy et Maison Rabih Kayrouz
Captive de Brillante Mendoza – En salles
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