George Duke : « Si, samplez-moi ! » (RIP DUDE)
Miles et Zappa étaient ses potes de studio, Daft Punk et Kanye West l’adulent et personne ne le connaît : George Duke, dieu californien des claviers, voit son space-funk « mutant » réhabilité en live au New Morning à Paris demain et après-demain.
Pour certains, c’est un mythe polymorphe, un sorcier goulu capable de mixer dans un même mouvement Earth Wind & Fire et Igor Stravinski, Miles Davis et Milton Nascimento. Pourtant, quand on lâche son nom autour d’une table, on se sent limite idiot. Suffit ! Il est temps de réparer l’injustice : lors d’une soirée moite grignotée par l’été indien, on passe un coup de bigo au Duke. Tranquille dans sa chambre, à quelques pas de son mystérieux studio perché sur les collines du West Hollywood où il produit ces jours-ci l’artiste indonésien Jay Alatas, George, 65 ans, décroche avec un timbre bonhomme et un enthousiasme de gosse qu’il ne lâchera décidément jamais. So cool.
Vous dites avoir appris le funk dans les églises. Un peu bizarre, non ?
George Duke : C’est un raccourci, je l’admets. Cette expérience musicale et spirituelle, héritée des temples africains, qu’on ramasse généralement sous le nom de gospel, constitue la colonne vertébrale du blues, du jazz, du R’n’B… Et le funk n’est qu’un dérivé festif de cet esprit, avec des messages positifs païens à la place des références religieuses, et quelques basses rondes pour propulser tout ça.
Vous avez été l’un des principaux collaborateurs de Frank Zappa. Comment l’avez-vous rencontré ?
A la fin des années 60, le producteur Baldhard Falk [« réalisateur » de jazz d’avant-garde] m’a glissé qu’un grand violoniste français, Jean-Luc Ponty, venait à Los Angeles pour enregistrer. J’étais prêt à tout pour en être, ça pouvait m’ouvrir beaucoup de portes, j’ai donc constitué un trio que j’ai mis au service de Ponty. Notre musique faisait tellement de bruit sur la côte Ouest qu’un soir de septembre 1969, Frank Zappa et Quincy Jones, entre autres, étaient dans le public. C’était un club rock, pas jazz, et il n’y avait pas le genre de piano [acoustique] dont je jouais à l’époque ; j’ai donc appris en direct ce soir-là à dompter le Fender Rhodes [un piano électrique], mais très bizarrement, avec une espèce de violence frénétique. Ce côté non expert a tapé dans l’oreille de ces génies.
Qu’avez-vous appris avec Zappa ?
Je lui dois mon statut de pionnier des synthétiseurs. Il m’a acheté un ARP 2600, je n’y comprenais rien, c’était terrible, plein de boutons, de sons étranges… Mais je l’ai pratiqué assidûment – à l’abri des regards – et j’ai réussi à en tirer quelque chose. C’est aussi lui qui m’a convaincu de chanter, comme à injecter de la comédie dans la musique la plus sérieuse, et qui m’a donné envie de devenir producteur. Il adorait tester des tonnes de trucs en studio. C’était un businessman étrange capable de rendre ultra populaire l’avant-gardisme et l’underground. Voir des albums aussi fous rameuter en concert dix-sept mille personnes, c’était vraiment dingo.
Zappa disait que les drogués étaient « des trous du cul en action ». Et vous ?
J’ai bien fumé un joint ou deux, mais je n’ai jamais fait partie de la drogue culture, peut-être influencé par Frank. Quand je fumais, je me sentais carrément génial, tout ce que je touchais tenait du chef-d’œuvre, et puis j’écoutais les bandes… ce n’était qu’une vilaine perception ! Je voulais que mes idées arrivent à mes doigts le plus vite et le mieux possible, et la drogue empêchait ça. Puis j’ai vu disparaître Janis Joplin, Jimi Hendrix, et une foule de très bons jazzmen qui pensaient maîtriser les pilules. Sans être aussi radical que Zappa, je dirais que les drogués cherchent des noises, en tentant dangereusement la faucheuse.
George Duke : « Il a fallu attendre le clip de Billie Jean en 1983 pour convaincre tout le monde du contraire et tolérer les Black people dans le robinet à images. »
Au début des années 80, MTV refusait de passer les clips de vos tubes pop avec Stanley Clarke, dont Sweet Baby, pourtant dix-neuvième au Billboard, parce que vous étiez Noirs…
Tada ! J’aimerais que vous vous trompiez, mais vous avez raison. Michael Jackson a fait tomber cette barrière. Quand MTV débarque en 1981, on s’étonne de toutes les musiques qui ne sont pas représentées. Pour voir si ça a une dimension raciale, je monte avec Clarke un projet aux sonorités « blanches » et, en effet, on a eu la désagréable surprise de ne pas être diffusés. Le son était pourtant populaire, pouvait se fondre dans ce qui tournait sur la chaîne… notre couleur dérangeait. Peu de Noirs faisaient de la pop, ça faisait tache apparemment. Il a fallu attendre le clip de Billie Jean en 1983 pour convaincre tout le monde du contraire et tolérer les Black people dans le robinet à images.
Vous dites que tous les styles se valent, que le mieux est de cuisiner un gros ragoût avec. A l’heure des échanges de fichiers, des studios virtuels et du succès des « mélomaniaques » (de Madlib à Justice), cette approche est en train de triompher, non ?
Le funk est aussi intéressant que la musique classique, ce sont deux faces d’un même grand objet. Un débutant avec une boîte à rythmes qui appuie sur trois touches peut arriver à quelque chose d’aussi profond qu’un virtuose qui débite des centaines de notes. Ce qui compte, c’est la force et l’énergie transmises.
Lors d’un concert au Berlin Jazz Festival, votre formation doit s’arrêter parce qu’un public obtus vous jetait tout ce qu’il avait sous la main…
J’ai débarqué avec trois choristes, proposé des trucs cartoonesques [musiques de mauvais goût, paroles très théâtrales ; l’humour Zappa poussé à bout] et le public voulait entendre du jazz classique en forme libre, surtout pas des grooves écrasants. On a dû partir au deuxième morceau. J’étais pissed off, j’ai fait un scandale en promettant de ne jamais revenir, et bien sûr c’était faux. Quand je joue à Berlin maintenant, je vous le promets, ils en redemandent de mon bon gros funk mutant ! [Il rit]
George Duke : « Je ressemblais à un prestidigitateur intersidéral : des lasers, de la fumée, je dirigeais le show avec ma baguette magique, la Dukey stick. »
Certains de vos spectacles étaient très science-fiction, avec costumes argentés, instruments en plexiglas, planètes géantes… ?
Quand on pianote, on est souvent assis sur un tabouret, caché par les machines. Si je voulais rivaliser avec la scénographie des guitaristes, il fallait trouver des solutions, utiliser des keytars [claviers à manche portés comme une guitare], refabriquer mes instruments en plexiglas pour qu’on puisse nous voir à travers. A la fin, je ressemblais à un prestidigitateur intersidéral : des lasers, de la fumée, je dirigeais le show avec ma baguette magique, la « Dukey stick », qui me permettait aussi d’offrir un spectacle autre que quatre ou huit silhouettes bougeant vaguement en rythme.
Qu’avez-vous ressenti en écoutant Digital Love de Daft Punk, extrapolant l’introduction de votre morceau de 1979, I Love You More ?
Je me suis dit : Wow, c’est dingue ce que deux mecs peuvent construire avec dix secondes de votre travail. Et puis, j’avoue, j’étais très surpris de ne pas m’être rendu compte de ce que j’aurais pu faire avec ça ! [Il rit à nouveau]
Vous cautionnez le sample, donc ?
Je n’ai tellement pas de problème avec ça que j’ai récemment enregistré des heures et des heures de musique pour Soul Treasures, une banque de samples. Tant que vous payez les droits, vous pouvez faire ce que vous voulez avec ma discographie ! La seule chose qui me chagrine, c’est cette tendance aux hommes-orchestres, qui font tout en solitaire sur leur laptop. C’est dommage, on apprend beaucoup entre quatre murs avec d’autres âmes.
Vous reprenez souvent Les Bons Moments de Charles Aznavour, chanson qu’aime aussi beaucoup Bob Dylan. Pourquoi donc ?
C’est un grand songwriter. J’ai participé à un hommage qui lui était consacré à Montreux en 1997, je devais choisir un morceau, j’ai pris celui-ci, en anglais The Times We’ve Known, que j’ai enregistré ensuite pour mon album Cool [2000]. Ma femme était alors entre les mains des chirurgiens, entre la vie et la mort… J’ai repensé aux moments passés ensemble et tout ce que je voulais lui dire était là. Aujourd’hui tout va bien, mais je pleure encore souvent en l’interprétant. On ne peut la chanter sérieusement qu’à mon âge : il faut que la vie soit déjà un peu derrière soi pour en ressentir le vertige.
Test
George Duke fait-il partie de votre vie ?
1. On vous a forcé à chanter We Are The World au centre aéré ? Dans la vidéo, la chorale d’enfant en playback, c’était son idée. « On me voit tripoter la console, mais on s’est fait volé le Grammy Award du meilleur clip par Big Bird, la marionnette d’autruche jaune de Sesame Street ! Vous y croyez, ça ? »
2. Vous avez dansé sur Off The Wall de MJ (1979) ? Il était derrière les manettes avec Quincy Jones. « On a tellement pratiqué le cadavre exquis durant ces sessions qu’on ne savait plus à la fin qui avait fait quoi. Mais on m’attribue généralement les compos du morceau titre et de Girlfriend, dont les mots sont de Paul McCartney. »
3. Vous avez allumé la radio ces vingt dernières années ? Ice Cube (True to the Game), Daft Punk (Digital Love), MF Doom (I Hear Voices), Mylo (Guilty of Love) ou Kanye West (pour le Break My Heart de Common) l’ont samplé. Aujourd’hui, Thundercat et Flying Lotus le pastichent d’un bout à l’autre de leur Golden Age of Apocalypse.
4. Vous avez eu votre révélation rock-fusion en découvrant Frank Zappa ? Il était ses trombone, claviers, voix et bête de scène de Chunga’s Revenge (1970) à Sleep Dirt (1979). « Hybridation était le maître mot : savoir comment greffer un style sur un autre pour produire de nouveaux monstres nous obsédait. »
5. Vous avez déjà joué au playboy en enfilant un peignoir en soie et tenté de choper avec une galette de smooth-jazz ? Il a souvent accompagné Cannonball Adderley et bûché avec Marcus Miller sur Tutu (1986) et Amandla (1989) de Miles Davis. « Très drôle le Miles. Notre morceau Backyard Ritual n’est d’ailleurs qu’une démo ! Il a refusé de la réenregistrer parce qu’il la trouvait marrante comme ça. »
6. Vous vous êtes repassé encore et encore la VHS de Karaté Kid III (1989) ? Il cosigne la B.-O. « Ma carrière pour le cinoche n’est vraiment pas très mémorable… »
7. Vous avez échangé de la salive sur de chaudes ballades soul ? Il a produit les Blackbyrds, Gladys Knight, Al Jarreau, Sister Sledge, Dionne Warwick, Barry Manilow, Marilyn Scott ou sa cousine Dianne Reeves.=> Ne cochez rien, n’additionnez rien : vous ne le saviez pas, mais le Duke fait partie de votre vie.
J. T.
Dernier album paru : Déjà Vu (Telarc, 2010)