Gaspard Yurkievich : « J’accepte la lenteur »
Depuis son originelle ligne casual mixte, Gaspard Yurkievich, 38 ans, développe le prêt-à-porter homme et femme avec le même enthousiasme. La mode a changé, pas lui.
Dites, vous n’avez pas de page Wikipédia !
Gaspard Yurkievich : Ah bon ? Je ne suis jamais allé voir… Je retournerai la question à mon attachée de presse.
Vous n’allez pas sur Internet ?
Si, un peu. De façon consternée souvent et d’autres fois ça m’amuse. Les maisons de couture font des réunions pas possibles pour savoir quoi faire contre la fuite des images. Demander aux journalistes de laisser leurs portables à l’entrée des défilés ? Ridicule. Notre époque, c’est qu’en deux secondes, l’image est partout. En plus c’est intéressant de voir la sélection des produits selon ce qui plaît aux blogueurs et pas notre ego.
Quand vous êtes-vous dit que vous étiez fait pour ce métier ?
Dès que j’ai su que ça existait, très jeune, avec beaucoup d’insouciance et d’inconscience. J’aimais les costumes de cinéma, les comédies musicales, Fred Astaire et le glamour américain des années 50.
Le premier défilé que vous avez vu ?
Yves Saint Laurent, à la télé. Pendant longtemps cet héritage français a étranglé les générations. Je suis né à Paris, ai fait une école parisienne, c’est quelque chose qui est là, mais je pense qu’aujourd’hui on peut jouer avec. En France on se pose des questions sur le contexte, la légitimité, la direction à prendre par rapport à ce qui s’est fait. On est trop critiques et autocritiques. On est plus franc aux Etats-Unis et en Angleterre, où on peut faire une robe avec le drapeau national. Ici, le jour où on fera une robe drapeau bleu-blanc-rouge…
Quel créateur vous a le plus impressionné ?
Toute la génération entre 1991 et 1993 : Véronique Leroy au passage Brady, Margiela dans des terrains vagues ou dans le métro, Alaïa dans sa boutique, Vivienne Westwood au Grand Hôtel, Galliano dans la Cour Carrée qui s’effondrait sur scène, c’était sublime. Les défilés de Comme des Garçons aussi, où je pensais que la musique était tibétaine, en fait c’était des chants bretons, enfin… j’en ai vu énormément pendant mes études. Je courrais les défilés avec de faux cartons, c’était autre chose que de voir Saint Laurent une minute trente aux infos.
Qu’est-ce qui différencie le Gaspard Yurkievich vainqueur du Festival d’Hyères en 1997 de celui d’aujourd’hui ?
Peu de choses. Je suis content parce qu’on trouve encore des tissus de la petite tunique qui était ma première silhouette dans mon défilé de mars. La base de coupe aussi – les techniques, les quilles, les proportions – est restée dans mes patronages. Garder une vision, un topic en élaborant, affinant le propos, ça crée une énergie personnelle. Une personnalité, quoi.
Quelle est cette vision ?
Une philosophie, une stylistique, une approche de la mode et de la vie qui lie le corps et l’esprit : être aussi intello que sexy, c’est un mot galvaudé mais pour moi, ça marche bien. Et aussi faire référence au passé sans être trop nostalgique, donner à l’héritage couture quelque chose de déglingué.
Qu’est-ce que vous ne referiez plus ?
Etre trop pressé peut-être. J’ai appris à accepter la lenteur.
D’où viennent vos envies ?
Des vêtements vintage pour la technique. Par exemple Madeleine Vionnet, à chaque fois que je voyais des photos, j’avais envie de savoir comment étaient faites ces broderies qu’on ne sait plus faire. Des travaux d’artistes, des livres d’art, de costumes, de catalogues américains de vente par correspondance des années 70, de personnages.
Vous avez encore une machine à coudre ?
Plusieurs, qui ne marchent pas très bien car je ne couds pas. J’épingle, traficote. Je ne suis pas un très bon monteur, je moule, je découpe et surtout, je dessine.
Pourquoi placer votre logo sur l’épaule droite ?
On avait cousu le crocodile Lacoste derrière un polo pour une exposition organisée avec Colette. C’est resté dans la collection que je lançais au même moment.
Et le doré ?
Ma couleur fétiche. Je joue à mélanger l’or et l’argent depuis ma première collection. Les semelles de nos chaussures sont dorées, ça m’envoûte de voir quelqu’un marcher avec cet éclat lumineux. Aujourd’hui des garçons avec des casquettes et des strass H&M, c’est entré dans nos mœurs, mais j’ai fait mes classes dans les grunge et dark années 90, le doré était too much, et pour moi, c’était un appel au glamour.
La modernité se situe dans le mélange des époques ?
Le télescopage est excitant, mais c’est d’un point de vue textile que notre époque est nouvelle. J’aime oublier : ouvrir un livre et le refermer, créer quelque chose, rouvrir le livre et c’est plus ça du tout. On a l’impression que c’est rétro mais en fait, c’est ça la modernité : on fait des références sans savoir, sans trop chercher, sans ressemblances.
Avant Eastpak [voir encadré], vous avez travaillé avec Toyota à Van Cleef & Arpels, Jaguar, Monoprix… Qu’est-ce qui vous fait dire oui ?
On reçoit tout le monde, super ouverts. C’est le temps, les rencontres et l’énergie qui nous font décider. Je dis oui quand je visualise quelque chose. Et puis il y a des propositions financières qu’il serait bêtes de refuser, des challenges aussi. On a dit non à Mickey pour l’expo à Disneyland Paris par exemple.
Avec qui aimeriez-vous collaborer ?
Des marques de luxe qui ont des collections de chaussures que je trouve fades. En tant qu’indépendants, on a je pense la maturité, l’intelligence et l’expérience. On est en état de crise depuis le début en 1998, donc les difficultés des grosses structures n’ont rien changé pour nous.
Qu’est-ce que le « Buffalo » qui a inspiré votre ligne pour Eastpak ?
Un courant instigué par Ray Petri un styliste anglais génial, soutenu par le magazine The Face, fin des années 80, début 90. Assimilé au smiley, aux associations de textiles, le platine, le cuir et à une bijouterie assez lourde, le mouvement glamourisait les objets du quotidien et les codes de la rue. Dans cette démarche, j’ai pris Eastpak comme une marque de la rue à faire entrer dans notre univers sophistiqué.
Que reste-t-il de ce mouvement ?
Les éléments militaires, les Dr Martens… C’est toute l’époque de Jean-Baptiste Mondino, du métissage. Le Buffalo, c’était aussi très clubbing, ça, on ne l’a pas perdu. Avec le R’n’B, l’homme s’est autant féminisé que pendant le disco. Dans le RER, je vois des gens géniaux, tout existe. Et YouTube, c’est la rue d’hier. Ce qui est intéressant en ce moment, et qu’on reprend également des années 80, c’est cet échange entre le mainstream et l’underground. Et même si c’est le propre de l’underground de devenir l’establishment, les frontières sont parfois floues, c’est agréable.
Qu’est-ce qu’il faut mixer aujourd’hui ?
Moi j’alimente un flash d’enfance avec des éléments actuels. Ou télescope les oppositions en moi comme comédies musicales (à 5 ans je savais qui était Louise Brooks) et la Shoah ; ou mes origines : je suis né à Paris mais mes parents sont Argentins et Yurkievich est le nom d’un passeport russe que mon grand-père a acheté pour survivre parce qu’il s’appelait Yudkovski, « fils de juif » en polonais. Ça ne l’a pas sauvé, sa famille a été exterminée et il a fui en Argentine. Tout ça crée une singularité que j’ai transformée en énergie.
Comment voyez-vous évoluer la mode ?
Développer la vision presque palpable des vêtements en 3D va être fascinant [en février, le show Burberry fut visionné en trois dimensions, et simultanément à New York, Dubaï, Tokyo et Los Angeles]. Pour les défilés, l’évolution est déjà énorme. Ou oublie que les présentations Saint Laurent, c’était une séance de travail d’une après-midi entière : « Rapprochez-vous, l’ourlet fait comme ça… ». Et que les premiers défilés [au début des années 60] duraient quatre heures, en silence. Il y a dix ans, ça durait vingt minutes, maintenant si on dépasse dix on ne pardonne pas.
Et les vôtres ?
Je fais des lives depuis 2004, collabore avec des artistes [Edouard Levé], scénographes [le Crazy Horse], architectes [Didier Faustino] et musiciens [Dani Siciliano]. C’est du teasing, une manière d’amener émotionnellement les gens à mon histoire, leur donner une clé pour comprendre la collection parce que le show est court et la fashion week femme, c’est deux cent défilés en dix jours !
La personne la mieux habillée ?
Coco Rosie, les filles les plus libres et bohémiennes que je connaisse. Et Michael Jackson qui était génial tout le temps avec des éléments vers lesquels on n’irait pas, mais les associations et cette façon de les porter !
Ce que vous regrettez de voir se démoder ?
Les stylos. On peut avoir un sac super style, le téléphone truc, on l’oublie toujours. C’est vrai qu’on fait presque plus de chèques mais bon !
Standard n° 27 – juillet 2010