Francis Ford Coppola : « pour le temps qu’il me reste… »
Conversation pas secrète avec FFC.
C’est sa femme, Eleanor, qui décroche. « Pouvez-vous rappeler dans un quart d’heure ? Francis n’est pas réveillé. » 10h30, je me sens comme un escargot sur une lame de rasoir : dans quelques minutes, j’aurai l’honneur d’une conversation pas si secrète avec Francis Ford Coppola, 73 ans, tiré du lit pour parler de Twixt, thriller gothique dans lequel Val Kilmer joue Hall Baltimore, « un Stephen King au rabais » bouffi et alcoolo résolu à éclaircir des meurtres d’enfants survenus quarante ans plus tôt dans un trou perdu, matière funèbre d’un hypothétique best-seller. Entre deux clins d’œil à Rusty James (jeunes, motos) et Dracula (brouillard, vampires), une élégie discrète à la mémoire de son fils Gian-Carlo, mort à 22 ans dans un accident de bateau en 1986. Je compose à nouveau le numéro, le Godfather est à Paris et répond dès la première sonnerie.
Bien dormi ? Vous souvenez-vous avoir rêvé ?
Francis Ford Coppola : [Il rit.] Je ne crois pas, non.
Fellini a écrit et dessiné ses rêves au réveil pendant vingt-deux ans.
Vraiment ? Je savais qu’il était très influencé par ses rêves, surtout à la fin de sa vie. Parfois les miens me reviennent très clairement, parfois c’est vague. En général, je dors bien, donc je rêve, c’est certain, et quand c’est intéressant, je le note. J’essaie de me rendre disponible pour tout ce qui pourrait nourrir mon écriture, tout ce qui se passe dans ma vie, dans mes rêves ; je n’ai d’ailleurs pas totalement saisi la différence entre les deux, puisque parfois, ma vie ressemble à un rêve, vous savez.
L’idée principale de Twixt provient d’un songe que vous avez fait à Istanbul, pas vrai ?
Oui. J’étais en Turquie en 2009 pour voir si l’endroit serait approprié pour un tournage, je suis sorti un soir avec une jeune juriste et sa sœur, et elles m’ont dit : « Avez-vous goûté le raki, l’alcool local ? » Nous en avons bu, beaucoup, et quand je me suis couché, j’étais un peu… intoxiqué ! Et j’ai rêvé d’une adolescente aux dents tordues couvertes de bagues, et d’enfants sortant d’une tombe, dans un hôtel délabré. Cette scène est dans le film, exactement comme celle où Edgar Allan Poe apparaît pour guider le héros.
Qu’est-ce qu’un psychanalyste pourrait penser de cette séquence, à votre avis ?
Bon, la plupart de mes rêves sont l’expression d’une inquiétude. Je ne suis jamais allé chez le psy.
Pourquoi pas ?
Ce n’est pas la tradition dans ma famille, les immigrés italo-américains ne font pas ça et… j’utilise déjà tellement de choses tirées de ma vie et de mes sentiments dans mon travail que, peut-être, je n’ai jamais eu la motivation nécessaire.
Peut-on voir Twixt comme un hommage aux films de série B ?
Un hommage, je ne sais pas. Je voulais retrouver le cinéma de genre dans lequel j’avais pu m’exprimer à mes débuts [d’abord sous la houlette de Roger Corman, puis via son premier film, Dementia 13, en 1963]. J’aime le genre quand je peux m’affranchir de ses codes, ou suivre les règles de façon… élastique, au risque d’énerver les fans.
Vous conseillez aux jeunes réalisateurs de savoir « résumer leurs films en un ou deux mot(s), en un thème », ce qui aide à « prendre les bonnes décisions ». Pour Le Parrain [1972/1974/1990], c’était la « transmission », pour Conversation secrète [1974], « l’intimité », pour Apocalypse Now [1979], « l’explosion de la moralité ». Et pour Twixt ?
La perte. Mais je ne l’ai pas compris tout de suite : j’étais à la recherche d’une fin, j’ai pensé à cette histoire d’écrivain sur le déclin, ayant perdu ce qui faisait son succès, le respect de sa femme et tout respect pour lui-même. Quand il se décide à enquêter sur des meurtres d’enfants, il sait que ça pourrait le remettre en selle, mais lui non plus ne trouve pas de fin à son livre. Qui est le tueur ? Dans ses rêves, Edgar Allan Poe l’entraîne dans une forêt et lui demande s’il est sûr de vouloir la réponse. Il comprend alors petit à petit que la solution est en lui-même.
Val Kilmer est parfait pour le rôle. Son visage et son corps incarnent naturellement les peurs enfouies d’un has been.
Je le connais depuis des années, c’est un très bon acteur, très drôle.
Dans Kiss Kiss Bang Bang [Shane Black, 2005], il jouait déjà de sa propre image.
Oui. Les gens intelligents peuvent être très marrants – ils savent que la vie peut passer en une seconde du plus comique au plus tragique, et voient la connexion. L’une des personnes les plus drôles que j’ai jamais rencontrées et qui m’a fait rire, rire, rire, pendant des jours entiers, c’est Terrence Malick.
Le réalisateur de The Tree of Life, marrant ? Sérieusement ?
J’étais en voyage avec lui à Cuba au début des années 70, au sein d’un groupe de cinq, six personnes de l’industrie du cinéma, et il déconnait tout le temps.
Du comique au tragique : qu’aimez-vous dans la poésie d’Edgar Allan Poe ?
Ses nouvelles, que j’ai toutes lues. Son vocabulaire spectaculaire, son imagerie magnifique. Il a inventé une vision macabre de la vie, inspiré par une tragédie personnelle : il a épousé sa cousine Virginia quand elle avait 13 ans et lui 27, et elle est morte à 24 ans de la tuberculose. Et l’image que nous avons de lui, à travers La Chute de la Maison Usher [1839] ou le poème Annabel Lee [1849, posthume], c’est souvent celle d’une jeune fille très belle marchant dans la nuit recouverte de sang. Il n’avait aucun succès. C’est pourtant à lui que l’on doit l’invention du roman policier !
Qui d’autre figure parmi vos écrivains préférés ?
Nathaniel Hawthorne, dont la nouvelle Le Jeune Maître Brown [1835] a également influencé Twixt. Je l’ai découvert à 16 ans, en lisant La Lettre écarlate [1860], que je voulais déjà adapter en film. Je possède aussi les œuvres complètes de Balzac, Maupassant, Hugo. J’ai beaucoup de livres chez moi… Ces derniers mois, j’ai lu Anna Karénine de Tolstoï [1877], superbe exercice narratif : chaque chapitre adopte la perspective d’un personnage différent, une vraie leçon pour un metteur en scène.
A ce propos, vous auriez déclaré, ce qui m’a étonné : « J’ai décidé d’arrêter de faire des mouvements de caméra parce que les spectateurs ne s’intéressent pas particulièrement à la mise en scène. »
Quand Orson Welles tourne La Soif du Mal [1958], le film s’ouvre sur un très, très, très long plan-séquence, sans aucune rupture, celui dont rêve tout cinéaste. Sur ce modèle, les réalisateurs font souvent des mouvements de caméra très élaborés, très chers, et… le public ne s’en rend pas compte. Les gens s’intéressent à l’histoire et aux personnages et se fichent qu’il y ait ou pas un « cut » quelque part.
Vous y croyez vraiment ?
Je le sais. Dans chacun de mes trois derniers films [L’Homme sans âge, 2007, Tetro, 2009, puis Twixt], je ne fais que deux ou trois mouvements de caméra. Si je la bouge trop dès le début, le public est immunisé : il ne s’apercevra plus, par la suite, d’aucun effet. Si la caméra bouge constamment, ça rend malade, on se croirait sur un bateau ! Et vous perdrez la beauté de la composition sur l’écran.
Vous avez dit que désormais vous écrirez tous vos scénarios, qui devront faire écho à votre existence. Terminé les adaptations ?
Oui, parce qu’il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, donc je ne referai plus de films comme Peggy Sue s’est mariée [1986], où d’autres personnes [les scénaristes Jerry Leichtling et Arlene Sarner] font le gros du travail. Ecrire un livre est vraiment difficile. J’ai toujours voulu être celui qui écrit l’histoire, mais durant l’essentiel de ma carrière, je n’ai pas pu parce que je devais réaliser. Donc, pour le temps qu’il me reste, je me suis fixé comme but de ne tourner que ce que j’écris – to do myself the hard work.
On vous attribue souvent cette phrase, très belle : « Toute création est une victoire sur la peur. » C’est de vous ?
J’ai dû dire quelque chose comme ça, oui… De nombreuses personnes ont peur de la mort, qui fait partie de la vie. L’art permet de remporter des victoires sur la mort, et m’a permis d’exprimer certaines de mes peurs les plus profondes – mais parfois, c’était aussi pour payer le loyer ! Dans ce monde où tout est tellement commercial, vous devez lutter pour écrire quelque chose d’honnête et être payé pour ça. Là où j’en suis dans ma vie, je me paye moi-même et je n’ai pas d’autre raison d’écrire que ma propre envie – d’une certaine façon, je suis un amateur.
Twixt, en salles depuis 11 avril
Un livre
En 1976, Eleanor Coppola consignait un tournage apocalyptique aux Philippines. Et relevait un aspect biographique récurrent dans le travail de son mari.
« Manille, 28 avril. Je me souviens de son angoisse et de ses doutes par rapport au scénario du Parrain II, et j’ai l’impression, avec le recul, qu’il faisait face à l’époque aux mêmes thèmes dans sa propre vie : argent, pouvoir, famille. Maintenant il est aux prises avec les thèmes du voyage intérieur de Willard et des vérités avec Kurtz, des thèmes qu’il n’a pas résolus en lui-même, et il se bat donc intensément pour écrire la fin de son scénario et se comprendre en chemin. Il semble se rendre compte qu’il va soit réussir, soit échouer sur les deux fronts, ce qui l’effraie énormément. »
Apocalypse Now, Journal
Sonatine, 2011