Septuagénaire hidalgo célébrant la poésie et l’absurde lors de happenings improvisés, le cinéaste et dramaturge Fernando Arrabal demeure l’unique saboteur décoré de la Légion d’honneur. Le questionner était risqué, nous ne sommes pas déçus.

Arrabal est un saboteur né (il y a 75 ans) : il fusille d’une lettre ouverte Franco de son vivant, réalise en 1971 le polémique Viva la Muerte (cri de ralliement franquiste), lance un pavé contre-culturel à la face du monde avec le mouvement « Panique » aux côtés de Topor et Jodorowsky, devient le pape des Pataphysiciens aux actions anticonformistes célébrées, entre autres, par Alfred Jarry et Marcel Duchamp, soutient avec ferveur son ami Houellebecq quand il dérape sévèrement, et se présente ivre mort à la télévision espagnole…
Bien entendu, son œuvre littéraire (notamment La Tour prends garde, qui reçut l’équivalent espagnol du Goncourt en 1982) est récompensée de prix multiples et internationaux. Une reconnaissance sans doute annoncée par « Le prix national du surdoué » qu’il reçut à 10 ans, à Salamanque, d’après une biographie que l’on est bien obligé de prendre au sérieux. Quant à sa Légion d’honneur décernée en 2005, notre général de la contestation s’empressa de la placer dans les toilettes.
Ci-dessous, les honneurs ne se refusent pas pour Standard : une interview d’arroseur arrosé et un texte inédit. On le savait inspiré, ludique dans ses révoltes dérisoires, bohème et provocateur, il faudrait ajouter « généreux » au Dictionnaire des littératures.

La presse présente le mouvement Panique comme un mouvement transgressif et saboteur
Fernando Arrabal : Panique déborde. Il fait de nous des écrivains tsunamis : transgresser et saboter, c’est aller au-delà. Le mot renvoie à désobéissance et violation. Le panique dévore, désobéit et viole. Il avale la morale et le consensus. Nos « œuvres » se gavent de règles. Sans celles-ci pas de transgression. Je ne la confonds pas avec l’agression. C’est un rite panique d’agir et de manger comme les cannibales. Les anthropophages n’ont pas de cercueils, ni les pygmées de petites cuillères.

Fernando Arrabal : « Lève-toi et rêve sans maître toujours, comme le marteau. »

Que pensez-vous de vos imitateurs ?
Je n’ai pas de double. Je joue à être Dieu, ou le diable et, parfois, je réussis.

Quels sont vos paradoxes ?
Entre autres l’anarchisme païen. Devant le génie je me découvre, mais devant l’altruisme « ácrata » [synonyme « d’anarchie »], je m’agenouille.

Quel est votre rapport à la philosophie ?
Au lit et à l’abordage comme un sabotage. La philosophie pataphysique des exceptions me passionne. La Pierre de la folie [œuvre poétique écrite en 1963 d’après la croyance ancienne que la folie était causée par une pierre dans la tête] c’est de l’anti-philosophie mais de la poésie. D’ailleurs André Breton, lorsqu’il a publié ce premier livre panique dans La Brèche [revue surréaliste], a prétendu que c’était une sorte de Spleen de Paris contemporain, un sabotage de la morale académique.

Les membres du mouvement Panique sont-ils fous de la folie ou du sabotage ?
De la folie, on ne peut parler que follement. Georges Darien [écrivain de tendance anarchiste, 1862-1921] disait : « Je fais un sale métier, mais j’ai une excuse, je le fais salement. » Ecrire et publier est une folie excrémentielle.

Qui sont les maîtres à penser d’aujourd’hui ?
On nous invite surtout – sans dieu ni maître – à nous dépenser, dans tous les sens du terme : « Imagination morte, imaginez ! » Pensée moribonde : pensez. Lève-toi et rêve sans maître toujours, comme le marteau.

Comment réagir aux cataclysmes ?
Dans un cataclysme, il n’y a pas d’espoir mais de la fatalité. Dans les guerres et les tyrannies j’ai repoussé l’idée de fatalité.

Dans votre roman Porté disparu [Plon, 2000] on devine entre les lignes des sentiments…
Oui, moi aussi je peux recevoir le « lait de la tendresse humaine ». Tout poète se nourrit de ce lait-là et de son propre sperme.

Qu’avez-vous transgressé avec Dali et Gala ?
Dali était plus cultivé qu’original. On se méprend sur son extravagance. Il voulait faire avec moi une œuvre de sabotage et « cybernétiquement panique » (telle fut son expression). Il s’intéressait beaucoup à la science : ainsi il se montrait original dans le milieu artistique. Avec Gala mes rapports ont été difficiles : je voulais lui faire la cour et j’ai demandé à Dali son autorisation, comme dans l’amour courtois. Lui a beaucoup aimé. Elle a été très irritée. Ce fut une transgression galactique.

Est-ce vrai que vous avez dansé paniquement, sabotant ainsi une conférence en présence du roi d’Espagne ?
Dans une conférence j’expose, en m’exposant, un sujet qui n’a rien à voir avec ce à quoi je m’attends moi-même. Je la prépare comme l’ouverture d’une partie d’échecs. Puis, inexorablement, j’improvise. C’est toujours un éphémère panique. Oui : j’ai dansé une conférence devant le roi et la duchesse d’Alba, à Madrid. J’ai chanté à l’Université de Paris-Cergy lors de la cérémonie du Centenaire de Vélasquez. Toute ma vie est-elle incluse dans ses éphémères, comme toute mon existence de poète panique l’est dans ses écrits de sabotage les plus spontanés ? D’ailleurs regardez cette affiche de la Maison des journalistes d’Athènes, le titre joue la cérémonie du sabotage : « Arrabal parlera de n’importe quoi. »

Vous faites des conférences à des horaires incroyables !
Mes conférences sont souvent nocturnes, comme un rêve. Ces happenings sont des créations quand ils ont lieu devant un auditoire attentif et critique, qui réagit comme l’adversaire d’une partie d’échecs : sans lui rien ne serait possible.

Quelles sont vos relations avec votre corps ?
Paniques et confuses. Je peux avoir l’occiput dans l’estomac et le coeur dans les dents par exemple, comme dans ma pièce L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie [1967], où celui-là mange celui-ci. J’associe à mon théâtre, entre autres, le nez pour le flair, les amygdales du cerveau et mes poumons fragiles, mais nécessaires pour donner du souffle. Mais comme on dit en espagnol, je n’écris pas « con los pies ».

Par Léonardo Marcos dans Standard n°19 Photographie Autoportrait