Erwin Olaf dénature le courant
Erwin Olaf « adore mentir avec l’appareil ». A l’occasion de la sortie de Book*, sa première monographie d’affabulateur, le photographe nous fait visiter son studio.
Ijselstraat est une rue arrondie faite d’immeubles en briques dans un quartier calme du sud d’Amsterdam. Au 26-28, deux portes bleues cachent une scène de théâtre, un plateau de cinéma, des chambres d’hôtel et des dizaines de salons de particuliers. Tous inexistants. A l’intérieur, des gens de toutes générations, nus ou tirés à quatre épingles vivent des centaines de morceaux vies. Tous irréels. Nous sommes devant le studio d’Erwin Olaf.
En entrant, en proportion de l’espace, les grands tirages posés par terre ont l’air petits, mais ils attirent le regard, teintés qu’ils sont de cette patine colorée par admiration de laquelle nous sommes venus jusqu’ici. Le photographe, qui vient de recevoir le prix Johannes Vermeer (récompense d’Etat dotée d’un montant de 100 000 euros), shoote entre ces quatre pans de mur 90 % de ses images. C’est là que ses célèbres intérieurs bourgeois où résonnent les non-dits ont été conçus.
Les yeux de l’homme qui arrive ont le bleu des lacs chauds d’Islande. Ils se plissent à un « hello » qui ne dévoile pas immédiatement d’accent hollandais. Erwin Olaf, 52 ans, a l’allure sportive mais avoue être venu en vélo électrique. « Donnez-moi cinq minutes, je vais faire du thé. »
Comment avez-vous choisi cet endroit ?
Erwin Olaf : Pour l’espace, chérie, le quartier n’a rien de romantique. Il y a des écoles, dont une d’architecture qui date du début du xxe siècle et la maison où est née Anne Frank. C’était le quartier juif. Ils ont disparu. Après la Seconde Guerre mondiale, des ouvriers socialistes sont venus y habiter et ont construit ces immeubles en briques aux toits bizarres.
Est-ce que vous comprenez que nous vous ayons choisi pour ouvrir notre dossier ?
Je ne suis pas si domestiqué que ça ! Quoiqu’en vieillissant… Bon, c’est parce que je fais beaucoup de photos d’intérieurs ?
Entre autres. Pas un seul cliché en extérieur, pourquoi ?
J’aime donner l’impression que la maison est une scène. Ça me fascine que les gens vivent les uns au-dessus des autres ou côte à côte, et que derrière les parois, des choses complètement différentes se produisent. D’une pièce à l’autre, on peut passer d’une tragédie à une soirée d’anniversaire. Ça m’est arrivé à une fête chez un ami : quelqu’un est mort, à 19 h, juste au-dessus de nos têtes. C’est quelque chose que j’aurais pu photographier. Sept milliards de personnes sur Terre, c’est sept milliards d’histoires.
Vos histoires se passent en ville ?
Non, dans ma série Grief (2007), si vous regardez par la fenêtre, vous verrez des arbres. Pensez à Claude Chabrol : la campagne est très inspirante. On vient encore de découvrir un père qui a séquestré ses deux filles pendant quarante ans !
Comment créez-vous cette atmosphère intime ?
Je dénature les clichés de la vie courante pour donner l’impression qu’il se passe un drame, mais on ne sait pas lequel. On ne sait rien de ce qui se passe avant ou après la photo. Représenter le domestique est simple et c’est très amusant de jouer avec : une prise de courant, du papier peint, un tapis, une plinthe…
Et en dehors du décor ?
Il y a les ombres, les cheveux, les positions des personnages, la distance entre eux, comment et où ils regardent. Je leur donne des instructions sur ce quoi penser. Ils sont les acteurs d’une seconde.
Vous parvenez à rendre le cosy pesant…
Ça, c’est votre interprétation. La plupart du temps, je ne sais pas ce que je veux dire. Je pense pour moi-même et mon cercle intime.
Qu’est-ce qui fait que votre esthétique rétro paraisse moderne ?
Probablement parce que je me pose des questions d’aujourd’hui. Quand je m’inspire des pin up des années 50, c’est pour célébrer la vieillesse [Mature, 1999], pour détourner les attitudes d’une jeunesse qu’on trouve fantastique, pour essayer de comprendre pourquoi nous sommes programmés pour admirer la jeunesse. Ce doit être biologique, sexuel, une fois de plus.
Et aussi parce que vous aimez la provocation.
Je ne m’en rends pas compte. C’est quand les gens réagissent qu’on dit que c’est provocant. Quoi : le corps ? la sexualité ? C’est la guerre qui est choquante.
Vous n’attendez pas de réaction du public ?
Si, mais on ne peut pas la deviner. Et puis, pour beaucoup de mes séries, Rain (2004), Hope (2005) ou Grief, je n’avais rien à dire. Je voulais simplement travailler l’esthétique fifties par fascination pour Norman Rockwell [illustrateur américain, 1894-1978]. En avançant, c’est devenu plus Edward Hopper [peintre et graveur américain, 1882-1967]. J’allais vers une représentation du bonheur et de la gaité, mais pendant la réalisation, je me suis aperçu que ce n’était plus ce que je voulais communiquer. J’adore la période de l’entre-deux-guerres également. Mais je ne sais pas quoi exprimer avec. Mais si je pense trop, je ne crée plus ! Je suis quelqu’un qui fait, quitte à me dire après coup que j’ai fait de la merde.
Vous recherchez une explication à votre expression ?
Oui. Qui suis-je ? Pourquoi suis-je fasciné par ces périodes ? Est-ce que j’ai peur d’une nouvelle guerre ? Du déclin du monde occidental ? Je sais ce que je ressens mais ne sais pas ce que je pense. Je voudrais mettre en connexion mon estomac et mon cerveau. C’est ça une œuvre libre.
Vous être pessimiste !
On détruit tellement ! Et on continue – whou-whou ! – à faire des bébés. Tous les bébés forment un immense tas de merde – littéralement [rire].
Vous n’avez pas confiance en l’Humanité ?
Elle a un esprit tordu. On va se coucher tranquillement après avoir lu qu’il n’y a bientôt plus de poisson ou que l’Afrique est dévastée. On n’en a rien à foutre du moment qu’on a un animal domestique et un téléphone portable.
Vous pensez à l’Afrique quand vous réalisez des séries avec des Noirs, notamment Dusk en 2009 ?
Non. Je les choisis parce qu’ils sont magnifiques. Le choix de la couleur de peau n’a pas d’autre motivation que l’esthétique.
On peut dire que vous êtes l’inventeur du glamour inquiétant ?
Pourquoi pas : la beauté combinée à la laideur, l’âme opposée au look… Un de mes amis dit que le glamour c’est une fille magnifique qui sort d’une voiture hors de prix, entourée de mille admirateurs, qui s’engouffre par une porte vitrée. Ça n’existe pas, ce n’est rien, de l’air. Ça dure un millième de seconde. Parfois une photo arrive à l’attraper et ce qu’il y a d’amusant, c’est que les gens croient aux images. La photographie a toujours été un immense mensonge. La vérité est hors-champ avec le peintre des décors, le pinceau à la main, l’assistant qui téléphone, la maquilleuse qui regarde et la mère de la modèle qui attend dans la cuisine. Le lien entre le glamour et les photos, c’est qu’ils ont existé un instant mais sont mensongers. J’adore mentir avec l’appareil.
En effet, vos images sont plus proches de la peinture que du reportage. Vous avez des peintres à l’esprit en travaillant ?
Pas précisément, mais je pense à ce que j’aime : les lumières de Rembrandt par exemple. [Il ouvre son Mac et déroule la maquette de Book, 370 pages. Commente. Au milieu, un cliché à étiqueter « provocant » malgré ses réfutations] : là, c’est moi en 1984, avec du sperme sur le visage, très punk ! J’aimais ce mouvement, et celui des squatters, cette liberté de 1977, l’année où j’ai quitté la maison familiale.
Erwin Olaf : « Ça me fascine que les gens vivent les uns au-dessus des autres ou côte à côte, et que derrière les parois, des choses complètement différentes se produisent. D’une pièce à l’autre, on peut passer d’une tragédie à une soirée d’anniversaire.”
Comment c’est chez vous ?
C’est dans le centre, à vingt minutes d’ici. Un loft au cinquième et dernier étage avec un jardin sur le toit, six mètres de hauteur sous plafond, sept fenêtres donnant sur le canal et quatre Velux. La lumière vient de partout.
Qu’avez-vous d’accroché aux murs ?
Trois de mes photos à l’entrée, comme ça je passe devant tous les jours avec une pensée magique : « elles sont belles, elles font partie d’une vie magnifique ». Le reste, des photos de collègues, David Lachapelle, Anton Corbijn, aucune peinture.
Vous y passez beaucoup de temps ?
Oui. De temps en temps je sors boire des coups. Je ne travaille jamais chez moi. Je checke juste mes mails.
Consacrez-vous toujours onze mois de l’année à des commandes et un seul à vos séries personnelles ?
J’ai dû réduire à neuf mois le temps pour les clients [BMW, Diesel, venteprivée.com (voir trailer ci-dessous), le théâtre DeLaMar…], je deviens vieux, c’est éreintant. Ça représente encore 60 % de mon travail. Les artistes qui pensent que c’est moins intéressant se trompent : l’art est né des commandes. Sans elles, pas d’âge d’or de la peinture italienne ou espagnole. Je suis fier de continuer cette tradition.
Vous désacralisez la frontière ?
Oui, dans Book, j’ai sélectionné des publicités. Ce n’est pas parce qu’à la fin du xixe siècle on a commencé à croire que l’art était romantisme et souffrance, qu’il faut faire semblant de ne plus y voir d’aspect financier. Nous ne sommes pas des Van Gogh, en tout cas pas moi…
Vous avez fait des études de journalisme. Aimez-vous travailler pour la presse ?
J’ai même été un très mauvais journaliste de 1990 à 1992. J’ai travaillé pour Libération il y a deux ans, j’étais vraiment libre, mais ce n’est pas le cas partout, je préfère me consacrer à mon travail personnel. Je n’ai pas plus d’affinités avec les journaux qu’avec d’autres clients.
La Tristesse riche, Le Dernier Cri, Rouge… Pourquoi des titres français pour vos courts-métrages ?
Je trouve ça beau, romantique. Le monde entier devrait le parler, ou l’italien. Il faut vraiment que j’apprenne le français, quel dommage…
Bientôt un long-métrage ?
On verra quand je serai, disons… mûr. Le problème, avec un film, c’est que s’il est accueilli comme une merde, on a perdu trois ans de sa vie. Mes séries me prennent trois mois, je les mets dans une galerie et si les gens n’aiment pas, je ne perds pas grand-chose… En tout cas, je ne délaisserai pas la photo pour le cinéma.
Vous passez beaucoup de temps en postproduction. Vous feriez quoi sans Photoshop ?
J’aurais continué le travail de mes débuts, j’adore la chambre noire ! Stupid girl…
par Magali Aubert (à Amsterdam), remerciement Louis Canadas, dans Standard n°33, spécial Vie domestique
* La qualité de l’impression de Book n’ayant pas été à la hauteur des exigences d’Erwin Olaf, l’ouvrage annoncé pour cette fin d’année devrait finalement sortir en mars 2012.
Ouvrages précédents :
Erwin Olaf
Hope
Silver