Emma Becker : « Vivre une sexualité polymorphe »
Emma Becker : « Ne pas jouir, c’était mon dernier bastion de liberté. »
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[wide]Premier roman très sexuel, Mr confronte une jeune fille intrépide à un quadragénaire dominateur, directement inspiré de l’expérience d’Emma Becker, 22 ans, nymphette sagace aux mille amants… qui vit chez ses grands-parents.
Premiers contacts avec la littérature ?
Emma Becker : J’ai lu très tôt et grandi avec Pagnol, Maupassant… et la littérature érotique de mes parents que je lisais en cachette. J’ai toujours écrit – des romans jamais finis. En 2008, j’ai publié une nouvelle érotique dans la revue Stupre : une scène dans un palace, écrite du point de vue de l’homme. J’ai trouvé ça assez excitant et poursuivi dans cette voie. Cette nouvelle m’a d’ailleurs servi de prétexte pour rencontrer « Monsieur ».
… et à entamer une liaison avec ce collègue de votre oncle.
Tout est parti de La Mécanique des femmes de Calaferte [1992]. C’était mon livre de chevet : un style lapidaire, fulgurant, en même temps d’une tendresse infinie. J’avais commencé à écrire une Mécanique des hommes. On m’a parlé de Monsieur comme d’un spécialiste de littérature érotique, ça m’a intriguée. Un homme de 45 ans qui lit Calaferte, c’était forcément plus tentant qu’un mec de mon âge…
Comment sont les mecs de 20 ans ?
A l’ébauche de ce qu’ils seront plus tard. Ils cherchent l’homme mature en eux, sans être encore au fait des stratagèmes de l’érotisme. Ce n’est pas facile, pour les hommes, d’avoir 20 ans, avec toutes ces images que la pornographie leur a mises en tête. Quoi qu’on dise, les mecs sont aussi complexes que les filles : ils restent émerveillés par des fantasmes qu’ils jugent irréalisables, coincés entre la performance et la volonté d’instaurer une relation sentimentale authentique avec leur copine. Et quand par pudeur certains te demandent maladroitement la permission… ça donne peu envie.
Tandis que Monsieur…
… ne demande pas, il agit. La relation entre Ellie et Monsieur, c’est un rapport de soumission classique où la femme fait l’effarouchée mais a envie que l’homme la pousse plus loin dans son désir. Avec lui, j’ai compris que la perversité peut être créatrice. J’ai découvert le raffinement de la sodomie, entrevu la puissance d’un abandon total. Parfois je me sentais vraiment vicieuse, animale, étonnée de découvrir que j’aimais ça… Tout en gardant cette distance, en me disant qu’au fond ce n’est pas moi, c’est de sa faute.
Mais Monsieur n’a jamais fait jouir Ellie !
Ne pas jouir, c’était mon dernier bastion de liberté. Je n’ai jamais vraiment lâché prise, tout cela est resté très cérébral. Mais le sexe est cérébral, qu’on se le dise.
Quel est votre rapport au porno ?
Bah. J’ai découvert ça à 16 ans, j’ai été accro pendant une période. C’est si facile : dix minutes devant ton ordi, et hop. Même pas besoin de te construire un scénario. Le porno, c’est la paresse ! Il y a un côté pathétique. En même temps, ça peut éveiller des fantasmes. Soyons honnêtes : le porno flatte des instincts qui sont en nous – hommes et femmes – même s’ils sont peu reluisants.
Lolita Pille, Bénédicte Martin… Vous inscrivez-vous dans cette lignée de jeunes filles terribles ?
Non. Tout ça me paraît très parisien, très matérialiste, très « mal du siècle ». Je m’en fous un peu. J’adore les hommes, par désir et par curiosité. J’ai eu des amants de tous âges et de tous milieux, mais il faudrait en finir avec toutes ces névroses autour du sexe… Vive la sexualité polymorphe, enfantine, freudienne ! Qu’on arrête avec cette fascination pour la débauche VIP. Je me suis retrouvée dans des soirées de jeunes friqués, avec des mannequins alléchées par le champ’ et la coke gratos. Ils n’ont rien à se dire, alors ils baisent. Mais c’est une baise sans intérêt où la fille gémit dès qu’on la touche ; comme quoi, il n’y a pas que les mecs qui baisent comme dans les films.
Multiplier les amants, c’est moderne ?
C’est générationnel. D’abord, cette évidence : à 20 ans, une femme règne sur le monde. Ensuite, l’air du temps nous pousse à consommer le sexe présenté comme la fin et les moyens, comme des hommes. C’est peut-être pour ça que, consciemment ou non, beaucoup de filles cochent des cases : avec un mec, avec deux, avec un inconnu, avec une copine… Mais au fond, il y a toujours ce besoin d’être valorisées, aimées, comprises. Disons qu’on cherche autrement que nos mères.
Vos amies ont-elles autant d’amants que vous ?
Celles de mon âge, oui. Mais les plus jeunes (18, 19 ans) ont une relation différente au sexe. Peut-être qu’à force de raconter nos aventures en détail, nous avons un peu écrasé nos petites sœurs. Elles sont plus dociles, plus timorées. Elles ont vu que nous n’étions pas plus épanouies, alors elles cherchent ailleurs. Quant à nous… A 30 ans, quand nous aurons fini de cocher, nous aurons une autre sagesse.
Vos auteurs érotiques préférés ?
Avant l’adolescence, j’avais déjà beaucoup corné les pages de Cécile de la Baume [Béguin, 1996] ou du Point d’orgue [1994] de Nicholson Baker – l’histoire magnifique d’un homme qui arrête le temps pour déshabiller les femmes. Puis Calaferte et Sade, que j’ai lu à 12 ans mais compris bien plus tard. Et Françoise Rey : des scènes simples, animales, et un vocabulaire d’une richesse infinie sans préciosité. Monsieur m’a ouverte à Bataille, à Mandiargues, et m’a fait découvrir Le Con d’Irène d’Aragon [1928]. Jamais je n’avais lu de pages si belles sur le sexe de la femme.
Vous n’avez pas peur d’être propulsée comme la petite qui écrit cul ?
Peur, forcément. Je sais que certains ne verront que ça. Bon, je ne le cacherai pas : Ellie, c’est moi. Mais le roman est une construction, pas un témoignage. Je ne me définis pas comme la nana qui se tape un type de 45 ans. J’aimerais qu’on regarde plutôt l’écrivain qui a vécu une expérience de Lolita et qui en tire un livre.
Lolita, justement ?
Un grand livre. Elle subit le désir de Humbert-Humbert et en joue, mais je me suis souvent demandé ce qu’elle en pense. Je ne suis pas une Lolita.
Et la suite ?
Elle sera centrée sur le sexe – pas par obsession, mais parce que je le considère comme un mode de communication essentiel. J’écris un roman sur la nymphomanie ordinaire. Et je veux un jour ouvrir un bordel à Berlin où je me rends chaque année. Un bordel classe, à l’ancienne, comme chez Maupassant, où les hommes viendraient bien habillés et où les filles aimeraient vraiment baiser. Je sais, c’est une utopie… Mais je vous préviens : si je n’ouvre pas ce bordel, je deviens sexologue !
Par Bertrand Guillot dans Standard n°30
Emma Becker : « J’ai entrevu la puissance d’un abandon total. »
Emma Becker « Je veux ouvrir un bordel à Berlin, un bordel à l’ancienne, comme chez Maupassant. »
Le livre
La tête et l’entrejambes
Ellie, 20 ans, curieuse de littérature érotique, contacte « Monsieur », un homme marié de 45 ans, pour approfondir sa connaissance de la mécanique des hommes. Théorique au départ, l’échange glisse avec délectation vers l’inéluctable. Ce sera une chambre d’hôtel. Mais après un mois de liaison, Monsieur ne donne plus de nouvelles et la princesse insouciante se retrouve maîtresse suppliante… Très cru, Mr n’est pourtant pas un roman érotique. Aucun artifice pour aguicher le lecteur. Le propos est ailleurs : dans l’analyse psychologique d’une relation basée sur le sexe. « Il y a les hommes, et les hommes de 40 ans », dit Ellie. On regrettera quelques maladresses et une baisse de tension en milieu de roman. Mais entre frénésie sexuelle et fragilité affective, on tient là un autoportrait inédit de la fille de 20 ans – celle qui découvre le monde avec insolence. B. G.
Mr (Denoël)
480 pages, 22 euros
Extrait
« Parfois on extrait une écharde. Parfois on s’extrait d’une écharde. Le reste importe peu. Le reste n’est que ce long processus de désamour qui ramène toutes les petites filles à des rivages où elles désapprennent la douleur, la compromission, l’abnégation, le tourment – où les chagrins sont moins poignants et le plaisir moins dense. »
Sélection Emma Becker
Cinq scènes de sexe en littérature
Nana (Emile Zola, 1880) « Nana se regarde dans le miroir face au comte Muffat, avec cette curiosité à la fois enfantine et vicieuse. »
La Moustache (Guy de Maupassant, 1883) « Une jeune femme écrit à une amie ce qui a changé depuis que son homme a rasé sa moustache. Et tout ce qui manque dans ses baisers… »
Lolita (Vladimir Nabokov, 1955) « Lolita sur les genoux de son beau-père, jouant avec une pomme tandis qu’il jouit dans son pantalon. »
Portnoy et son complexe (Philip Roth, 1969) « La première fois pathétique où Portnoy se fait sucer par une goy. Un fantasme qui se réalise et en même temps le ridicule de la situation (ils sont quatre, elle n’en prendra qu’un), la culpabilité. »
Les Coquillages (Paul Verlaine, 1869) « “Mais un, entre autres, me troubla.” Il suffit parfois d’un seul mot. »