Quand la sculpture se prend une veste
Dents arrachées au monde, les îles flottantes des artistes belgo-algériens La Fratrie habillent la collection automne-hiver du duo israélo-suédois d’Each x Other. Rencontre en carré entre âmes frères et sœurs d’armes.
La Fratrie
Les sculptures
Un petit et un grand frère
Luc Berchiche, né en 1981 à Le Quesnoy, diplômé d’un master d’arts plastiques
Karim Berchiche, né en 1978 à Le Quesnoy, diplômé d’un DEA à Sciences-Po
Que font-ils ? Depuis 2006, ils créent un monde utopique formé d’îles arrachées à la roche. De minutieuses allégories aériennes qui interrogent l’homme dans son rapport à l’environnement et à sa fragilité.
Les œuvres choisies pour Each x Other : Montagnes russes à enseigne clignotante, The Endless Pursuit of Happiness (2013, voir p. XX) est une synthèse poétique des mouvements d’oscillation de l’existence humaine : ascensions aventureuses, sommets d’exception, descentes incontrôlées. Le tag du mur de The Secret of Happiness is… (2013, voir p. XX) disparaît, lui, comme les briques qui s’effondrent sous la modeste maison. Autant de pierres philosophales élevées contre une certaine conception du bonheur, cette vanité, cette quête sans réponse.
Each x Other
Les vêtements
Un homme et une femme
Ilan Delouis, styliste
Jenny Mannerheim, directrice artistique
Que font-ils ? Ils ont fondé en 2012 une marque de luxe unisexe qui, du cœur du marais, télescope l’art et la mode. Leur vestiaire masculin s’offre, au rythme du calendrier des collections, comme une toile blanche à des artistes tels que Robert Montgomery, François Mangeol, Ann Grim ou Simonn…
Les pièces choisies pour La Fratrie : Pantalon et veste camouflage, marinière, chemise kaki, pull militaire brodé, bombers de l’automne-hiver 2014 : le kit parfait pour les expéditions de nos deux aventuriers. La marque a choisi pour eux des classiques qu’elle retravaille en version luxe avec la qualité de fabrication artisanale des grandes maisons.
Each x Other
De l’un à l’autre
Quelle a été l’étincelle de départ ?
Ilan Delouis : J’ai rencontré Jenny dans sa galerie [Nuke, 11 rue Saint-Anastase] lors d’une expo de Robert Montgomery [artiste londonien qui recouvre des panneaux publicitaires de poèmes]. Une de ses phrases était : « The city is wilder than you think and kinder than you think. It is a valley and you are a horse in it. It is a house and you are a child in it. Safe and warm here in the fire of each other. » Ça m’a beaucoup ému. J’ai tapé « each other » sur Google. Il n’y avait que des animaux qui s’embrassaient : aucune marque. Donc j’ai déposé le nom pour en créer une qui tourne autour de ce message [la possibilité de chaleur humaine, de liberté au sein d’une communauté]. J’ai vécu en Asie, où il y a une énergie incroyable autour de l’art et de la mode. Quand j’ai revu Jenny, je lui ai offert le livre Le Luxe en Chine [Michel Chevalier et Pierre Xiao Lu, éd. Eska, 2011], dans lequel on apprend que les femmes s’habillaient comme les hommes là-bas jusqu’à il n’y a pas si longtemps. On s’est dit qu’on allait faire un vestiaire mixte avec une communauté d’artistes, d’artisans.
Le « tout feu, tout flamme » dans votre duo, c’est qui ?
Ilan : Plutôt moi. On m’appelle « le volcan » quand je suis dans la production de la collection.
Jenny Mannerheim : Moi, je suis froide ! Je suis d’une froideur, glaciale parfois même ! Mais je suis aussi très passionnée. En situation d’urgence, je suis aussi volcanique ! Ça nous est arrivé d’être comme ça le même jour, et là, c’est pas très bon… Mais c’est fini ça, on se cadre, on s’équilibre.
Quand vous n’êtes pas d’accord, ça chauffe ?
Jenny : Au début, tu testes les limites de l’autre. Quand tu t’associes avec quelqu’un, c’est un gros challenge sur le long terme… Mais maintenant, sur les choses importantes, on est toujours d’accord.
Ilan : Jenny sait comment me présenter les choses aussi, et puis on a les mêmes goûts. Il y a des artistes qu’elle me présente, mais ce n’est pas le moment. Alors elle m’en reparle six mois après et je me dis : « Ah oui, c’est pas mal… »
« Androgyne », « Twin flames » (âmes sœurs) font partie de votre vocabulaire. Ça vous définit autant que vos vêtements ?
Jenny : Oui. Androgyne, en grec ancien c’est andros, l’homme, et gunê, la femme. On trouve dans toutes les cultures cette idée de complémentarité masculine (la force) et féminine (la pensée). C’est important dans un duo créatif, même si ce sont deux personnes de même sexe, de retrouver les deux énergies. On se complète et on a une connexion philosophique et spirituelle. Ça empêche de s’enfermer dans une idée, d’être trop sûr de soi et de manquer de recul.
Ilan : Et on a des savoir-faire différents. Jenny vient de l’art contemporain et de la presse mode [directrice artistique des magazines Numéro Homme et Beaux-Arts, elle fonde la galerie Nuke en 2009]. Moi, j’ai le côté entrepreneur, le stylisme, la vente [fondateur de la marque Faith Connexion en 2004]. On fait tous les mois des plans de bataille pour ne pas se perdre, et puis chacun part à l’action de son côté. Je lui demande son avis sur le produit et le commercial, Jenny me demande le mien sur le choix des artistes, l’image. On se met d’accord et puis après on fonce.
Jenny : À deux, tu peux te poser un peu plus et garder ton cap, sans te laisser influencer par les tendances qui changent tous les six mois. Avec le temps, on a acquis nos certitudes : on se les rappelle dans les moments de doute.
Luc Berchiche : « Les rochers traversent l’histoire de l’art, il y en a dans quasiment tous les tableaux, toutes les sculptures : de l’Antiquité au baptistère de Brunelleschi à Florence [bronze de 1401], jusqu’au Douanier Rousseau [notamment L’Arche de Noé, 1904]. »
La Fratrie
De l’un sur l’autre
Comment serait l’île de Luc ?
Karim Berchiche : Ça serait certainement une île montagneuse avec un sommet, parce que Luc aime l’escalade. Ça serait forcément une île avec un piton, une maison modeste, pas de piscine, de grandes baies vitrées et une architecture simple. Un petit cabanon posé au sommet d’un mont rocheux entouré d’une végétation méditerranéenne : chênes-lièges, oliviers, maquis. La cabane serait en matériaux high-tech, mais très basiques. Quatre murs, un fauteuil Eames et une petite table pour bosser.
Réaction de Luc : Complètement d’accord. Mais il manque la notion d’utopie.
Justement, à quelle utopie Luc ne croit-il plus aujourd’hui ?
Karim : C’est délicat parce qu’il n’est pas idéaliste, c’est quelqu’un de pragmatique. Pour être artiste, il faut avoir un certain idéal, il faut y croire, sans se mentir, mais quand même y croire, sinon ça veut dire que tu es blasé, désillusionné. L’utopie politique, il n’y a jamais cru. Je répondrais a contrario : il croit que l’art peut sauver le monde ou du moins l’influencer.
Réaction de Luc : Parfaitement répondu. On peut faire semblant de croire à un bout de l’utopie politique, mais il y a toujours des contreparties et des lacunes très complexes. J’aurais pu répondre que la seule à laquelle j’ai cru, c’est celle de la bonté profonde de l’être humain. Pourtant, au-delà de tout déterminisme, il y a des gens qui agissent mal parce que c’est en eux ; à l’inverse de l’idée rousseauiste de l’homme bon perverti par la société. Je n’ai jamais eu de grandes croyances, j’ai toujours eu des doutes. Se dire que tu vas être artiste et que tu vas en vivre… Faut être sacrément rêveur, sacrément utopiste, sacrément forcené et délirant ! Nicholas Shakespeare a écrit : « Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas commencé par le rêve. » [in La Vision d’Elena Silves, 1989] Je suis persuadé qu’à 90 ans j’aurai encore une âme d’enfant et que je m’amuserai de trucs complètement absurdes !
Reprise de Karim : Je vais compléter par une citation de Georges Bernanos que nous avons utilisée comme titre de sculpture : « L’espérance est un risque à courir […] » Ça rejoint l’idée que, sans croyance, c’est la fin de l’homme. Pour nous, ce n’est pas lié à la foi, mais à l’art.
Quel titre d’une de vos œuvres décrit le mieux Karim ?
Luc : À quoi bon être maintenu en vie de manière artificielle ? Parce qu’il est dans une dynamique ce petit jeune, et que si la vie ne le brise pas avant ses 65 ans, il va poursuivre son chemin professionnel jusqu’à 150 ans ! Et après une petite baisse à 170, 180, il rebondira, et à 200 ans je pense qu’il sera bien, il sera en paix avec lui-même. Il. Veut. Vivre. Chaque. Instant. De. Son. Existence. Intensément. Comme un homme libre. Debout. Si on était deux mille ans en arrière, dans une société tribale, il serait debout avec un couteau, parce qu’à l’époque, si tu n’avais pas un couteau, tu n’étais pas un homme. Même maintenant, c’est pratique un couteau. Par exemple, en vie de manière artificielle, c’est être salarié, maintenu en perfusion. Ça correspond à quoi dans l’épanouissement d’un être humain ? C’est pour que la société fonctionne, d’accord, mais c’est quoi l’intérêt de toucher un salaire qui te permet d’acheter ta maison pendant vingt ans ? Comment ils ont calculé ça ? Qui a calculé ? À un moment, il y a des mecs qui ont rigolé : « Alors on va les faire travailler, on va essayer de faire en sorte qu’ils tiennent pendant vingt ans, comme ça ils nous font pas chier. »
Réaction de Karim : Très bien. Je pensais qu’il allait choisir Cutting Edge, qui représente un van au bord d’un précipice, la pièce emblématique de nos débuts…
La « possibilité d’une île » pour Karim, ce serait où ?
Luc : Oh ! ça serait en Grèce. F-O-R-C-É-M-E-N-T au soleil. Une île chaude avec un passé, où il y a beaucoup de choses à trouver et à construire. On a déjà une île sur laquelle on va se réfugier : notre atelier. Il nous arrive de nous couper de toute vie sociale. Adolescents, on s’est coupés de tous nos potes pour des raisons… je ne me souviens plus trop, peut-être des principes. On a commencé à se construire comme ça, coupés du monde. Je ressens une immense violence quand on nous dérange dans les moments où on crée ou quand on fait des recherches archéologiques en montagne. Bon voilà, une île avec une histoire, sans présence humaine, mais avec des proches qui viendraient de temps en temps.
Réaction de Karim : Exactement. Avec des traces de présence humaine passées. Et pas n’importe quelle île. Pas Tinos, que j’ai visitée et qui est la plus pauvre au niveau historique, on y a juste recensé une espèce d’éléphant nain d’Europe. Décevant.
Vous construisez une solitude à deux…
Luc : Oui. Nos parents sont choqués d’avoir trois enfants sauvages (notre sœur est comme ça aussi), alors qu’ils ont une vie sociale extrêmement riche. Notre père est un homme politique, un patron de club de foot, il adore serrer des mains : « Tiens, il y a un humain, là-bas, on va le voir ! » Et nous : « Non, non, non… » Notre nature profonde, c’est d’être en forêt. On part souvent en expédition, quand on suspend nos sculptures dans la nature pour les photographier. Au milieu de rien, si un homme approche, on est dans une situation de chasseurs et certainement pas d’aller voir le mec. Les prédateurs, normalement, ils fonctionnent seuls, mais certains, un peu handicapés, s’associent pour être plus forts. Quand je suis arrivé à Paris, j’étais sauvage, mais avec toute ton habileté (à Karim), ta filouterie, tu as réussi à me faire sortir de ma coquille [il chante] : « Besoin de personne… »
Réaction de Karim : Deux loups solitaires qui ont besoin l’un de l’autre.
Quelle(s) question(s) aurais-tu envie de poser à ton frère ?
Luc : Est-ce que tu m’aimes ? Où est passée la télécommande ?
Karim : Au-dessus du lecteur DVD… Ah, c’est pas facile, c’est vraiment pas facile, là, je crois que je ne peux pas répondre, c’est très impudique en fait…
Karim Berchiche : « Les rochers c’est dur à faire. Je me souviens de socles de statues. Celui de l’Alexandre de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg ou Rhinocéros d’Alfred Jacquemart au musée d’Orsay [1878, sur le parvis devant l’entrée]. »
Des uns aux autres
D’Each x Other à La Fratrie
Quelles sont les armes artistiques que l’un a et l’autre pas ?
Karim Berchiche : Mon frère a un meilleur sens de la perspective, une intelligence spatiale. On est tous les deux angoissés, un peu paranoïaques, mais je pense être plus optimiste.
Luc : Avant tout, il a une incroyable faculté à faire caca du concept. Il chie du concept à des kilomètres… Il a le sens du mot. Il chie des titres. Je vais d’ailleurs lui faire l’honneur de lui créer ses toilettes. Ça s’appellera Time machine. Une machine à arrêter le temps.
Karim : Je me suis chronométré : je peux y rester une heure et demie. Henry Miller était aussi un grand lecteur de cabinets…
Luc : Karim maîtrise la couleur, le sens des mots, les volumes. Comme on peut le voir dans nos sculptures, il est l’artiste du rocher.
Karim : Voilà. Artiste rock’n’roll !
De La Fratrie à Each x Other
Comment entretenez-vous votre flamme créative ?
Jenny : On veut toujours faire mieux à chaque collection.
Ilan : Ce qui est génial quand tu travailles avec des artistes comme vous, c’est que c’est illimité en termes d’inspiration, d’histoires à raconter…
Par Charlotte Beraud, photographie Johann Bouché-Pillon