Donald Ray POLLOCK Interview Standard

© Jean Luc Bertini

Comparé à Cormac McCarthy, ce peintre prolo de l’Amérique white trash « cherche à comprendre son voisin ».

Pendant trente-deux ans, Donald Ray Pollock a bossé dans l’usine de papier Mead de Chillicothe, un bled au fin fond du sud de l’Ohio. Ce boulot abrutissant (« Je conduisais les camions, je n’avais aucune responsabilité ») lui permettait le soir de s’abîmer dans l’alcool et la drogue. Puis il se met à écrire. A 54 ans, il publie un recueil de nouvelles, Knockemstiff (2008), qui le propulse sur orbite : ses descriptions d’une humanité déchue, prolos n’ayant d’autre horizon que l’épicerie ou le bar du coin, ont tout de suite fait penser à Chuck Palahniuk et Cormac McCarthy, pour le style dégraissé et la vision dark.

En 2011, son premier roman-coup de boule, Le Diable, tout le temps, confirma sa stature d’auteur majeur, via la cavale d’un couple de tueurs en série croisant une foule de dégénérés – pasteur pédophile, vétéran allumé et prédicateur apocalyptique. Le sang coule à flots, les crânes se défoncent à coups de marteau et les soldats sont crucifiés. Pourtant, la pire violence est mentale : Pollock s’introduit dans la tête de ses paumés, pénètre leur âme dans une prose ample et sèche, mélange suspens et terreur. Alors que Le Diable vient d’être élu meilleur livre de 2012 par nos confrères de Lire, Oncle Donald, par ailleurs lauréat du Prix de littérature policière pour cette même année, nous recevait cet automne dans les salons d’Albin Michel. Chemise bien repassée, lunettes cerclées, voix calme et traînante : son allure de fonctionnaire épiscopalien (« Je ne suis pas croyant, mais j’accompagne ma femme à la messe tous les dimanches ») n’a curieusement rien à voir avec les déglingués qui peuplent ses bouquins – et ne trahit pas sa fascination pour le Mal ?

Donald, vous venez de remporter un prix de littérature policière. Pourtant, j’ai du mal à voir vos livres comme des polars…
Donald Ray Pollock : Moi aussi. Je ne pensais pas que mes bouquins appartenaient à ce genre. Mais si on veut les voir comme ça, fine with me ! Il y a des meurtres, beaucoup de violence, des crimes sexuels et de la drogue… Certains romans noirs comme ceux de Raymond Chandler ou de Jim Thompson m’ont clairement influencé. Aux Etats-Unis, à mon sujet, les critiques parlent de « southern gothic ». C’est amusant : William Gay [1947-2012], essentiel pour moi, célèbre dans le genre, a gagné ce même prix il y a deux ans pour La Mort au crépuscule. Ces catégories, c’est du marketing. Polar ? Gothique ? Sudiste trash ? Tout me va.

Comment avez-vous commencé à écrire ?
J’ai bossé trente-deux ans à la fabrique de papier de Chillicothe, Ohio. Puis j’ai découvert, donc, le premier roman de William Gay [The Long Home, 1999]… Dans une interview, il expliquait qu’il avait été charpentier toute sa vie et que, la cinquantaine venue, il avait décidé de devenir écrivain. Un artisan, qui n’avait jamais été au lycée ou à la fac… Pourquoi pas moi ? J’ai compris que c’était faisable, que je pouvais envisager d’être publié. Que j’étais légitime. A la même époque, mon père a pris sa retraite ; il trimait depuis toujours dans la même usine que moi. Il passait ses journées devant la télé, j’ai eu peur de finir comme ça. Je me disais qu’avant de mourir, j’aurais aimé faire un autre truc… ç’aurait pu être n’importe quoi, vraiment. Il se trouve que j’ai toujours été un grand lecteur. Pendant cinq ans, en cachette, j’ai bossé sur mes textes, puis intégré un cours de creative writing dans une fac. Il a fallu choisir, j’ai quitté l’usine, rencontré des écrivains, et c’était parti.

A quoi ressemblaient vos premiers textes ?
Je me contentais d’imiter les autres. Si je lisais des nouvelles de John Cheever [1914-1982, Pulitzer en 1978 avec Déjeuner de famille], j’écrivais sur un type de la côte est qui entretient une aventure avec sa secrétaire… je ne savais rien de ces personnes à l’opposé de mon horizon culturel, mais j’étais persuadé de pouvoir percer à jour leur intimité… Et puis un jour, j’ai écrit une nouvelle, Bactine : deux losers dans une boutique de donuts, au sud de l’Ohio. Ce n’est pas bon, mais supérieur à tout ce que j’avais écrit jusqu’ici. J’ai décidé de me concentrer sur ce que je voyais. En collectant patiemment des histoires…

Mais comment un mec perdu au fond de l’Ohio se met à lire John Cheever ?
Là, on rentre dans l’intime… Passé la trentaine, j’ai décidé d’arrêter de boire. Je buvais. Beaucoup. J’étais un gros alcoolique, mais je n’ai pas touché une goutte d’alcool depuis 1986. Donc j’avais beaucoup de temps libre. L’usine finançait un programme de reprise d’études pour les salariés qui en avaient l’envie. Je suis retourné à l’école, j’ai suivi les cours d’anglais et j’ai ordonné mes lectures… Des écrivains du sud surtout : Flannery O’Connor, Harry Crews, Barry Hannah, Larry Brown… Mais aussi des grands comme Richard Yates, J. F. Powers, George Orwell. Je ne lis pas les best-sellers : je préfère les trucs plus consistants, qui me permettent de comprendre un peu mieux mon voisin.

On vous a souvent comparé à Cormac McCarthy. En lisant Le Diable, je pensais beaucoup à Un enfant de Dieu [1974].
J’adore. Le narrateur, l’horrible Lester Ballard [tueur en série dans le Tennessee des sixties], m’a traumatisé. McCarthy parvient à me rendre désolé pour le type, j’ai de l’empathie pour lui… Quand un écrivain réussit ça, on atteint des sommets. Dans Méridien de sang [1985], le juge Holden est un personnage absolument génial, mi-prophète mi-démon, dont les nombreux monologues permettent au romancier de poser un regard lucide sur l’Amérique. Son ambition est plus élevée que la mienne. Il a aussi la vision la plus pessimiste que je connaisse sur le genre humain. C’est même un peu flippant [il rit].

Pourquoi, pour votre premier recueil de nouvelles en 2008, avoir choisi comme cadre votre ville de naissance, Knockemstiff ?
Je connais ces gens. Je savais comment les regarder, en parler. Et puis… je commençais à vieillir. Knockemstiff a beaucoup changé entre le moment où je suis parti du village (à 17 ans) et celui où je me suis mis à écrire. C’était une communauté à part entière, avec trois magasins, son église, un bar… cinq cents personnes environ. Aujourd’hui, il n’y a plus de boutiques, plus de bar, l’église tient à peine debout… Je ne connais plus personne, sauf mes parents, mon frère et ma sœur. On peut traverser le village en bagnole sans le savoir, les panneaux sont à moitié effacés… Je voulais faire revivre les temps que j’avais connus.

Donald Ray Pollock : « A l’usine, pendant cinq ans, en cachette, je bossais sur mes textes. »

Seriez-vous l’Alan Lomax de l’Ohio du Sud ?
Pas mal… Graver des lieux, effectuer un travail de mémoire, effectivement un peu comme ce musicologue qui collectait les voix des chanteurs de blues perdus, c’est un peu moi. Mais je ne voulais pas faire un portrait véridique, plutôt compiler le côté obscur de ces histoires. 

Rassurez-moi : il y a forcément des gens bien en Ohio, non ?
Ma mère. Tu la rencontrerais, ça te ferait changer d’avis sur l’Ohio ! L’une des questions que les habitants me posent le plus souvent c’est : « Pourquoi n’écris-tu jamais sur les braves gens ? Pourquoi les losers et pourquoi Knockemstiff ? » Pour le meilleur comme pour le pire, c’est le seul truc pour lequel je me reconnaisse un peu de talent. Les braves gens ne m’intéressent pas. Et je ne vois pas ce que ça a d’excitant en littérature… A Knockemstiff, tu es enfermé, et tu n’as pas besoin d’être pauvre ou d’être de là-bas pour comprendre ce sentiment : il suffit d’être marié à la mauvaise personne, d’être accro à la dope ou à l’alcool, ou même d’avoir un job qui te déplaît… On a tous ressenti cette claustrophobie. Quand j’étais môme, je n’avais qu’une envie : quitter cet endroit. Aujourd’hui, je vis à quinze miles. Je n’en suis jamais parti… J’ai arrêté l’université à 17 ans, et après quelques métiers de merde – notamment dans un abattoir, quelques mois –, mon père m’a proposé de le rejoindre à l’usine. Comme beaucoup, j’ai enchaîné les mariages, les dettes, puis j’ai compris : j’étais coincé.

Quel est le point de départ de Le Diable, tout le temps ?
Après Knockemstiff, mon éditeur m’a demandé si j’avais un roman en tête. Je voulais écrire sur un couple, Carl et Sandy, qui tuent des gens. Puis j’ai imaginé la famille, le prêtre… Le processus d’écriture est inexplicable, mystérieux. Je n’écris que dans un seul endroit : avant, c’était l’atelier de ma vieille maison, mais on a déménagé. Maintenant, j’ai cette cabane au fond de mon jardin. Un lieu neutre, presque sanctuarisé, les amis et la famille n’ont pas le droit d’y entrer… Et j’écoute de la musique. Pas pendant le premier jet, là j’ai besoin de silence, de concentration. Mais quand je corrige, je prends six ou sept CD – les deux premiers Allman Brothers [The Allman Brothers Band, 1969, Idlewild South, 1970], la compilation reggae de Jonny Greenwood [The Controller, 2007], R. L. Burnside… A la fin, je ne les entends plus, ce sont juste des rythmes…

J’adore I Believe de R. L. Burnside… Ce qui m’amène aux images christiques omniprésentes dans vos livres. Vous croyez à la rédemption ?
Hmmm… Pas sûr que beaucoup l’atteignent. Il faut bosser pour… A la fin de mon adolescence, je n’étais pas un type bien : j’ai été marié plusieurs fois, j’ai divorcé à cause de l’alcoolisme et des drogues, je n’étais pas un bon père. Un peu comme les mecs dans mes livres… J’étais égoïste et ma seule obsession, c’était de me défoncer. Aujourd’hui, je suis sobre, mais attention ! Je ne suis pas un saint, j’essaie juste d’être meilleur. Quand tu réfléchis comme ça, le sentiment de rédemption te rattrape forcément. Quand j’étais alcoolo, je détestais travailler à l’usine. Après, j’ai réalisé que c’était cool d’avoir ce job. Et si l’écriture n’avait pas marché, je serais resté à l’usine et je n’en serais pas mort. Ça aurait été décevant, mais pas tragique. Même si on n’atteint pas la rédemption, on peut en prendre le chemin.

On se parle depuis une heure, et votre image policée ne cadre pas avec votre vision effrayante de l’humanité. Schizo ?
Quand je buvais, j’avais des pensées très sombres. J’ai essayé d’écrire des choses gentilles, un libraire qui mène une vie normale… Mais ça ne marchait pas. Je ne peux pas, je ne suis pas fait pour ça. Mais ça ne m’empêche pas d’être un type bien dans ma vie de tous les jours. En tout cas, d’essayer…

 Par Gaël Golhen Photographie Jean-Luc Bertini

Le prochain livre

« Camp Sherman »
L’Ohio encore et toujours. Pour le moment sans titre, le prochain Pollock se situera de nouveau à Knockemstiff. Mais si Le Diable se déroulait après la Seconde Guerre mondiale, son futur bébé remontera jusqu’en 14-18. « Chaque roman doit être plus ambitieux que le précédent. Je dois élargir l’horizon. Et le présent ne m’intéresse pas… Je suis fasciné par la Première Guerre mondiale. C’est le plus grand conflit du xxe siècle, construit sur ce paradoxe : il y a toute cette incroyable technologie de mort (tanks, gaz, aviation), mais les généraux se battent comme en 1850. C’est un tournant de la civilisation mondiale et c’est ça qui m’intéresse. » Ce second roman comportera une dimension symbolique universelle, mais aura surtout les deux pieds dans la boue. « Le gouvernement a construit un énorme camp d’entraînement militaire juste à la sortie de Knockemstiff, Camp Sherman, l’un des plus grands des Etats-Unis. Sa construction servira de background. On y retrouvera les parents de personnages du Diable… mais comme je suis au milieu de l’écriture, je ne veux pas vous en dire davantage. » Pollock est notre Faulkner et Knockemstiff, son Yoknapatawpha County. G. G.

Le Diable, tout le temps
Albin Michel
370 pages, 22 euros

Knockemstiff
Libretto
252 pages, 20 euros