Brown in the usa : une dignité rebelle
Alors que se poursuivent, à Ferguson (Missouri), les manifestations provoquées par la mort du jeune afro-americain Michael Brown le 9 août, Standard a rencontré à Oakland les affichistes engagés Melanie Cervantes et Jesus Barraza, héritiers des Black Panthers, mobilisés contre la violence raciste aux USA.
Le musée d’Aquitaine expose les pochoirs de cette jeunesse chicana qui se bat à coups de slogans pour une « dignité rebelle » dans une Amérique où tout n’est pas noir ou blanc.
Baie de San Francisco. Rive est. Dans l’arrière-cour d’une maison d’Oakland, sur le plafond du studio Tupac Amaru*, une guerrillera zapatiste au regard impétueux a pris la tête d’une armée de pistoleros. Une femme à la peau sombre porte son enfant en bandoulière sur l’affiche voisine. Le visage masqué par un bandana, elle pose en héroïne urbaine et anonyme. Puis le portrait d’une activiste le point levé est légendé d’un « Brown and Proud » en gros caractères, punchline des illustrateurs de la « dignité rebelle ». Ici travaillent Jesus Barraza et Melanie Cervantes, duo d’artistes en couple au civil comme à la création, fondateurs de Dignidad Rebelde qui questionne l’immigration, dans cette ville de 400 000 habitants, berceau des Black Panthers, violentée par cinquante ans de luttes. « Le slogan Brown and Proud vient des années 60. On l’a imprimé pour la première fois en 2010 et c’est rapidement devenu un symbole, pas seulement dans la communauté latino. Ce qui a signifié pour nous que le moment était le bon pour aborder ces questions, en réponse au White Power qui inonde les médias et le récit des États-Unis », commente Melanie. Inspiré par les muralistes chicanos et le célèbre postermaker Malaquias Montoya, contaminé par la griffe d’Emory Douglas, illustre dessinateur des Black Panthers, le binôme aux cheveux longs imagine des posters politiques, recyclables en étendard de manif sur les fronts de la justice sociale et ethnique. Et les motifs de revendication ne font pas défaut.
De vulnérables à éjectables
Nés en Californie dans les années 70 de parents émigrés mexicains, Jesus et Melanie sont les enfants embarrassés d’une nation américaine qui expulse sans fléchir ses travailleurs du Sud. L’investiture des démocrates n’y aura rien changé : « On entend souvent que, depuis l’élection d’Obama, les États-Unis sont entrés dans une période post-raciale, alors que c’est presque l’inverse qui se produit ! » avance Jesus, qui a épinglé son président en « expulseur en chef ». Aujourd’hui, onze millions de sans-papiers, dont une majorité de Latinos, sont installés aux États-Unis, depuis parfois plus de trente ans. Des petites mains employées au ménage, dans les champs ou en cuisine, maintenues dans un état d’insécurité administrative qui les contraint à la discrétion. Des travailleurs vulnérables – en variable d’ajustement de l’économie – assis les deux fesses sur un siège éjectable. Quatre cent mille déportations l’an passé et plus de mille reconduites à la frontière quotidiennes ces derniers mois ont provoqué un débat national.
Fermement du côté des familles en sursis, Melanie et Jesus sont les illustrateurs du mouvement Not1more (« Pas une [déportation] de plus »), collectif en faveur d’une politique massive de naturalisation, aux méthodes tapageuses porté, par une armée d’activistes, dont la plupart sont en situation illégale. Caillou dans la chaussure de l’État, ils s’imposent chez leurs élus, coupent la route aux fourgons policiers en formant des chaînes humaines et tiennent meeting devant les centres de rétention du sud du pays. Ils comptent sur des représentants médiatiques – pop stars, vedettes du petit écran et journalistes – pour enfoncer le clou et appuyer une campagne de plus en plus populaire. Alliés de cette « Nation des sans-papiers » (Undocumented Nation) qui ne craint plus la lumière depuis le début de la décennie, Jesus et Melanie sont, au bout du pinceau, les portraitistes des militants et les pourfendeurs d’une batterie de nouvelles lois jugées discriminatoires. Ainsi de la loi Arizona, votée en 2010, très controversée : « [Cette loi] qui légalise le délit de faciès en insinuant que si t’es marron, t’as sûrement rien à faire ici. Face à ces décrets, notre position en tant qu’artistes, c’est de pousser les gens à affirmer qui ils sont, et pourquoi ils doivent en être fiers. C’est devenu crucial, surtout qu’on rencontre des jeunes qui sont de plus en plus paumés sur leur identité. » Le couple organise des workshops à travers le pays et forme plusieurs générations à l’art du pochoir et du slogan. « On veut réaffirmer la société civile, faire prévaloir sa vision de la situation », continue la jeune femme de 36 ans dont les posters sont élaborés à main levée ou à partir de photos, puis colorés sur ordinateur avant impression. « En faisant ça, on crée aussi des archives. Pour que dans cinquante ans les gens se rappellent. En ça, l’information visuelle peut avoir autant d’impact que l’écrit. »
Faire des posters comme on dresse un plaidoyer.
Prolongement d’un cauchemar
Melanie est diplômée en Ethnic Studies de la prestigieuse université de Berkeley (CA), après une scolarité dans le public : « Ce cursus m’a ouverte sur une réalité dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors. Au collège et au lycée, on apprend tout du point de vue d’une société de Blancs, comme si le reste d’entre nous n’existait pas ou n’avait eu aucun impact dans l’Histoire. J’ai mis un peu de temps à le digérer. » Car enfants, Melanie et Jesus sont les bons élèves de l’assimilation culturelle. Des années de fac plus tard, rompus au discours critique et à l’exercice de la réalité, ils piétinent un miroir aux alouettes, le rêve américain, « fondé sur le pillage et le génocide d’une population indigène ». Le couple s’émancipe du dogme du melting-pot pour adopter les positions de l’école chicana, qui défend l’affirmation des communautés ethniques et sociales qui fondent la nation américaine. « Les Chicano Studies, poursuit Jésus, abordent les questions de race, de classe et de genre, et enseignent de quelle façon l’oppression a toujours été liée à ces notions. Elles permettent aussi de comprendre comment les structures du racisme ont affecté nos communautés. » Sur un poster affiché dans le studio, la Virgen de Guadalupe, incarnation mexicaine de la Vierge Marie, est flanquée de l’inscription « Wanted terrorist ».
La condamnation d’une sainte latino imaginée par un ami des artistes est chez eux presque à prendre au premier degré. « Quand on fait le portrait d’une femme menacée de déportation ou qui vient de se faire choper par la « migra », on représente quelqu’un qui est considéré comme une criminelle aux États-Unis. » Jesus voit un parallèle avec les années 30 : « Au moment de la Dépression, le pays s’est mis à déporter massivement les Mexicains qui travaillaient sur le territoire, en leur faisant porter une partie de la responsabilité de la crise du système. Ils ont souvent servi de boucs émissaires. »
Mélanie raconte que sa mère, arrivée dans les années 60, à une époque où la frontière était à nouveau ouverte aux Mexicains, fait partie de la septième génération de femmes à s’être déplacée. « Une phrase populaire dit que nous n’avons pas traversé la frontière, c’est la frontière qui nous a traversés », complète Jesus, dont le père est originaire de Ciudad Juarez, au nord du Mexique. « Beaucoup d’entre nous sont des indigènes. Notre relation à ce bout de terre est plus ancienne que les deux nations qui sont assises dessus. » Après tout, la Californie n’a été détachée du Mexique qu’en 1848, après une guerre de deux ans, déclanchée par l’annexion du Texas.
« Ma vie compte »
Démineurs sur des terrains abandonnés à l’idéologie, Jesus et Melanie travaillent à leur échelle à diaboliser les minorités, et à ébranler un statu quo qui se nourrit d’inégalités : « Il faut sans cesse questionner et remettre en cause la criminalisation de certaines personnes ou de certaines populations, poursuit Melanie. Par notre boulot, on essaie de rompre leur isolement et de dire : “Vous n’êtes pas seuls.” »
Parmi leurs portraits, aux côtés d’anonymes trônent des figures comme Angela Davis, icône du Black Power et bête noire du FBI de J. Edgar Hoover ; Ricardo Flores Magon, anarchiste et acteur de la révolution mexicaine (1910), mort en détention ; Robert F. Williams, auteur de Negroes With Guns (1962) et leader en faveur d’une réponse violente à la répression raciste. « Ce que j’essaie de faire, décrit Jesus, c’est de poser en héros des gens qui seraient aujourd’hui à beaucoup d’égards considérés comme des terroristes. C’est très intéressant pour nous de manipuler ces prismes. »
Brun sur fond bleu ciel, souriant, il y a aussi Oscar Grant, Afro-Américain de 22 ans victime d’une bavure policière en 2009, à deux encablures du studio de Dignidad Rebelde. Le visage du martyr contemporain, abattu d’une balle dans le dos par un policier sur un quai de métro un soir de fête, est l’affiche de leur portfolio la plus imprimée et diffusée, notamment sur les réseaux sociaux. Porté à l’écran par Ryan Coogler en 2013 (Fruitvale Station), l’incident a traumatisé la communauté d’Oakland, nid d’activistes et de civils engagés pour le respect des droits fondamentaux et contre la brutalité policière. « Je suis Oscar Grant, ma vie compte », ce slogan illustré des deux artistes, sera repris en réponse à plusieurs faits divers similaires, comme le meurtre par un civil armé d’un mineur de 17 ans, Trayvon Martin, en février 2012. « C’est une idée radicale de dire, en parlant de jeunes Blacks ou Latinos : “leur vie a de la valeur”. Quand le récit dominant les catégorise en super-prédateurs et justifie que, au nom de la sécurité, leur vie soit sacrifiable, que ce soit des mains d’une force de police ou de quelqu’un qui se prend pour un flic. »
Jesus Barraza « Ces héros seraient considérés aujourd’hui comme des terroristes. »
Dessins sans frontière
L’activisme des Black Panthers, et de son pendant chicano les Brown Berets (bérets marron), se raconte sur les murs d’Oakland, comme dans ce graffiti collectif « Culture is a weapon » (la culture est une arme) à quelques blocks du studio, sur la façade d’un immeuble : le portrait de famille des communautés afro, mexicaine et indienne réunies en plusieurs visages aux couleurs bleues, jaunes et rouges. « On fait tous partie de cette histoire. Les artistes et activistes d’hier sont toujours avec nous, Emory Douglas ou Angela Davis parmi les plus connus, entourés de leurs enfants et petits-enfants, notre génération, qui perpétue la culture reçue en héritage. » Derrière une grand-mère qui défile chaque année à la mémoire d’Oscar Grant se cache l’organisatrice des petits déjeuners gratuits (Free Breakfast Program) organisés en 1969 par les Black Panthers pour les enfants de la communauté, et qui s’étendit à tout le pays pour nourrir 10 000 bouches tous les matins avant l’école. Son fils est artiste et activiste, une vocation locale, comme Jesus et Melanie et des dizaines d’autres dans la région, devenus des professionnels du contre-pouvoir populaire. Des générations qui planchent ensemble autour, entre autres, de la question pénitentiaire,perçue comme un prolongement de la ségrégation raciale, Obama ou pas.
Au mois de février, Dignidad Rebelde organisait une print party sur la critique des cellules d’isolement, dont la population en Californie est estimée à 85 % latino. Quinze artistes, des familles, des militants et des néophytes sont venus apprendre à faire des posters comme on dresse un plaidoyer. « Cinquante personnes ont reproduit quatre cents pièces, ce qui est vraiment une réussite. Évidemment des proches des prisonniers, mais aussi des radicaux et des gens venus par hasard ou des amateurs de notre boulot. » Une dizaine de personnes par l’atelier ont pris la route de Sacramento, la capitale d’État, pour assister à une audition publique sur le sujet. « Pour nous, c’était un signe très positif, conclut Melanie, une preuve que par l’art on avait pu les intéresser profondément. »
* Bien avant 2Pac, ce nom, repris par un mouvement marxiste péruvien en 1984, fait référence à un Inca Quechua qui affronta les conquistadors au vie siècle.
Par Olivia Dehez
L’expo
Americano Dream
Une sélection des posters de Dignidad Rebelde émigre pour l’été au Musée d’Aquitaine de Bordeaux. Dans le cadre de l’exposition Chicano Dream, qui réunit soixante-dix œuvres de collection de l’acteur américain Cheech Marin. Cette personnalité d’Hollywood (Faut trouver le joint de Pedro De Pacas, 1978, ou After Hours de Martin Scorsese, 1985) accompagne depuis trente ans les plus grands artistes mexico-américains issus d’une communauté d’idées dont les revendications dépassent largement le champ artistique : Carlos Almaraz, peintre des années 70 dévoué à César Chávez, fondateur du principal syndicat de travailleurs agricoles et icône majeure du mouvement chicano. Ou John Valadez, qui forma les jeunes à la peinture et aux fresques murales dans les centres socioculturels qu’il a créés dans des barrios d’East Los Angeles. L’expo est complétée par d’importants prêts consentis par des musées, artistes et collectionneurs privés, et elle s’élargit à la sérigraphie contemporaine et à la nouvelle génération chicana, représentée sur place par Melanie Cervantes et Jesus Barraza, à qui nous avions rendu visite au mois de décembre dernier (lire ci-dessus). O. DChicano Dream – collection Cheech Marin (1980-2010)
Musée d’Aquitaine, Bordeaux
Jusqu’au 28 octobre