Décembre 2011, studios de Joinville. « Le manteau va bien avec le décor. »

Debout, il fera toute l’interview debout, ou appuyé sur l’une des deux petites tables qui composent « toute sa fortune ». Debout, frottant deux feuilles de géranium (« le meilleur parfum du monde, un peu citronné ») pendant quatre-vingt-dix minutes – durée moyenne de ses films –, vêtu d’une chemise vietnamienne et d’un pantalon noirs, renforçant l’impression d’ascèse – murs blancs, silence total – qui frappe en arrivant chez Alain Cavalier, 80 ans, locataire depuis quinze ans de ce modeste appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble du 16e arrondissement de Paris ; « j’ai déjà filmé plusieurs fois cet endroit ». Entre son premier (Le Combat dans l’île, 1961) et le dernier (Pater, 2011), cinquante ans de carrière – l’indépendance, debout.

Votre premier film, Le Combat dans l’île, raconte la lutte pour une femme [Romy Schneider] entre deux amis, l’un membre d’une « société extrémiste » qui veut « régénérer l’Occident et vaincre le communisme », l’autre imprimeur de tracts ouvriers. Pourquoi un tel sujet ?
Alain Cavalier : J’avais 30 ans en 1961. Petit, j’avais vu l’Europe s’entredéchirer, j’étais encore sous le coup de cette guerre civile. Puis il y a eu l’Indochine, l’Algérie, un bain de sang continuel de 1940 à 1962, qui s’arrête juste avant le tournage. De quoi parler d’autre ? Cette histoire est arrivée à un couple que je voyais de loin : une femme entre un homme jaloux et son amant, qui les menace continuellement.
La violence du personnage de Jean-Louis Trintignant, c’est sa haine du père, grand industriel étriqué. Le vôtre, haut fonctionnaire de la finance, était très autoritaire. Vous dites avoir fait du cinéma « contre lui, contre tous les pères ». « Filmer, c’était [votre] façon de dire non. »
Oui, pour trouver ma voie et résister aux pères, à commencer par Dieu, puis mon père, ensuite au pensionnat, à Pontoise, chez les oratoriens. Et puis moi, j’étais devenu père aussi.
Celui du Combat dans l’île, c’est un peu le vôtre ?
Pas du tout.
Avait-il vu le film ?
Oui. S’il aimait, oui et non, je n’ai jamais eu de grandes conversations avec lui. Il trouvait ça un peu pour « cerveaux de luxe », j’ai lu ça dans son journal après sa mort. Je n’ai pas très bien compris d’ailleurs, j’aurais voulu qu’il me le dise, ça aurait été intéressant. J’imagine que ça n’allait pas assez directement vers les gens, dans son idée du cinéma, que le premier sentiment du cinéaste n’était pas de communiquer avec la salle mais simplement de communiquer sur des forces qui l’agitaient lui, de les rendre comestibles. Je ne travaille pas du tout pour les cerveaux de luxe.
Le plus fort, dans cette réédition, c’est un court de 5 min qui l’accompagne, Faire la mort, où vous dites : « J’ai beaucoup fait souffrir, j’ai beaucoup torturé, j’ai beaucoup tué – pendant trente ans, vingt-trois personnes. J’ai commencé à tuer avec ce film et j’ai terminé en 1993 avec Libera me. Je demandais à des personnes d’être terriblement atteintes par des sévices et je filmais ça avec une certaine innocence. Avec complaisance ? »
Où est la recherche de la vérité ? Le sadisme ? La peur ? C’est une façon d’exorciser la mort. Quand on est jeune, la mort n’est pas réelle. C’est un métier qui s’apprend très tard.
« Un jour, mon père est mort. La nuit j’ai allumé, je suis descendu avec ma caméra et j’ai filmé son visage mort. Et puis après ma mère est morte aussi, je l’ai filmée. » Et vous intégrez des images de vos parents décédés ! Impudeur transgressive ? Geste artistique total ?
Les morts font partie du récit d’une vie. J’ai déjà montré ces corps dans Le Filmeur [2004] et au début d’Irène [2009]. Après ce moment-là, filmer un faux mort, c’était impossible.
« Et depuis ce temps, je considère d’un ridicule, d’une bêtise ce procédé anticinématographique qui consiste à demander à quelqu’un de faire le mort, comme de demander à quelqu’un de faire l’amour devant une caméra. »
Ce sont les deux faiblesses du cinéma, compensées par les films pornographiques et le journal télévisé. Pour le récit cinématographique classique avec scénario, comédiens, on est en plein délire : la mort c’est l’ultime aventure, il n’y a pas de témoignage, elle est irracontable. Qui va vous raconter sa mort, vous laisser filmer son agonie ? Moi j’aime les choses vraies. Un jour, un couple de cinéastes très doués racontera quarante-huit heures de leur vie sans aucune censure. Et là le cinéma éclatera, parce qu’on verra des choses qu’on n’aura jamais vues. Il faudrait qu’ils soient assez sympathiques, intelligents, et doués.
Au détour d’une boîte de nuit du Combat sur l’île, on voit Melvin van Peebles, futur héros de la blaxploitation [lire notre interview de Melvin dans Standard n°23] !
Il vivait à Paris à l’époque, on était une petite troupe. Puis il est rentré à New York.
Dans son indépendance vis-à-vis d’Hollywood, c’est un peu le Cavalier noir, non ?
Oui, il a toujours été radical. Quand on prend la décision d’être indépendant, on se retrouve tous face aux mêmes problèmes d’argent. Donc les films ont un léger air de famille, qui vient des conditions de travail – les conditions de la liberté. La liberté, il faut vingt ans, quelquefois, pour l’acquérir. Moi je l’ai eue dès 1975 avec Le Plein de super. Je savais combien il me fallait pour être tranquille, quel budget pour les acteurs, etc. Il faut choisir de vivre très modestement.
C’est-à-dire ?
Faire attention à son loyer. Je n’avais pas de voiture, pas de maison à la campagne, n’ai jamais été propriétaire. Je peux manger, je peux dormir. Ça suffit.
Vous avez des enfants ?
Une fille [Camille de Casabianca], qui m’a donné un petit-fils. Elle joue dans l’un de mes films [qu’elle a co-écrit avec lui], Un étrange voyage, avec Jean Rochefort [1981]. Elle fait aussi des films. Elle est en train d’en tourner un ; une réunion, enfin… je ne sais pas trop.
Du cinéma pour cerveaux de luxe, aussi ?
Il ne faut pas abuser de ce terme, c’est un point de vue paternel sur un seul film – je n’aurais pas dû vous le dire. Mon père souhaitait que je fasse plus d’entrées, c’est tout.
Vous le souhaitez pour votre fille ?
Je n’y pense jamais. On verra bien. Elle se débrouille avec elle-même. J’ai eu un grand succès avec Thérèse [1986, six César, dont ceux du meilleur film et meilleur réalisateur], on attendait vingt mille entrées, c’est énorme, le film a attiré un million et demi de spectateurs.
Votre fille vous filme-t-elle, vous ?
Non, j’adore filmer les autres, mais je ne suis pas friand d’être filmé. Je n’ai jamais joué dans un film. Sauf dans Pater, avec Vincent [Lindon], et c’est de sa faute. Jamais, jamais, jamais. Vous me voyez lire un texte ? Je serais mauvais comme une cruche. Il faudrait qu’elle rentre dans mon système… où l’autre filme sans changer rien à votre façon d’être et de parler. C’est difficile. Il faut du temps.
A Cannes, la standing ovation pour Pater a duré dix-sept minutes. Qu’est-ce que les gens ont applaudi ce jour-là ? Un film ? Une élégance ? La résistance à un système, « un état d’indépendance » qui dure depuis plus de quarante ans ?
Quelque chose qui tombait bien, peut-être. J’ai eu trois expériences cannoises : Thérèse [prix du Jury], Libera me [prix du jury œcuménique], dont la présentation fut une catastrophe – les fauteuils claquaient, les gens étaient glacés –, et Pater. J’étais très content pour les producteurs, le film a fait 150 000 entrées. [Il applaudit] Champagne ! Le précédent, Irène, faisait 42 000, Le Filmeur, 25 000 – les zones limite. J’étais ému, bien sûr. Mais le grand moment, c’est l’acte de filmer. Qui réclame un élan, de la fièvre, un état d’inconscience, imprévisible.
La première image qui vous a « suffoqué », à laquelle vous devez « peut-être votre vocation de cinéaste », c’est à 5 ans, lorsque vous voyez « une femme dans une cour »…
… qui donnait le sein à un enfant. En Beauce, chez mon grand-père, en visite chez des fermiers. Pour la seule fois de ma vie, j’ai été transformé en un brasier intérieur. Je ne sais pas si c’est érotique, après je n’ai pas recherché de femmes avec des seins extraordinaires, mais il y avait de la grâce – la preuve que le monde pouvait avoir une sorte de perfection, très brève.
Avez-vous retrouvé cette sensation sur un écran ?
Oui, dans un film animalier, un plan de chouette qui me regardait fixement. J’étais avalé. J’avais 30 ans, peut-être plus. Choc.
Vous allez souvent au cinéma ?
Je ne vais plus voir les films de narration normale avec acteurs, scénario… je connais si bien la chose que je suis toujours en avance. Parfois sept secondes vous enchantent, un regard, un geste… Mais je peux très bien m’en passer parce que dans la vie on voit ça toute la journée, à profusion. Je vois donc des films un peu particuliers. Le dernier, c’était Ceci n’est pas un film, de l’Iranien Jafar Pahani [2011], tourné dans son appartement, dans un ascenseur. Je n’en citerai aucun autre.
Avez-vous l’esquisse de votre prochain ?
Oui, mais il n’y a pas encore de mots. Je voudrais attaquer le truc directement en filmant, et voir après ce que j’ai, où est le récit, l’état d’esprit dans un lieu où passe beaucoup de monde.


Le Combat dans l’île
Arte

Pater, Irène, Le Plein de super, Un Etrange voyage, René
Pathé

entretien Richard Gaitet
photographie Blaise Arnold
remerciements Victor Branquart