« Aux autres les amazones plantureuses… à moi l’innocence enfantine, une certaine spiritualité naïve. »
Satellisé par Damon Albarn, le trait mystico-enfantin du Nigérian Demola Ogunajo

[wide][/wide]

Quand débarquait ce printemps Rocket Juice & the Moon, énième projet afro-maniaque de Damon Albarn, ce n’est ni le casting affolant (Flea, Cheick Tidiane Seck, Fatou Diawara), ni le résultat déroutant (des bribes de sessions fantomatiques, mal fignolées) qui nous impressionna. Plutôt son artwork venu d’ailleurs, fichant sur orbite bagnoles, poulets, astronautes hommes-orchestres et panneaux de signalisation stellaires, façon melting-pot spatial sans queue (de comète) ni tête (nucléaire).

Cette imagerie démente, ainsi que le nom portnawak de ce crew éphémère (du « jus de fusée », vraiment ?), on les doit à un artiste mystère, Demola Ogunajo, 39 ans, dont on avait déjà remarqué la patte sur une poignée de sorties nigérianes du label Honest Jon’s – les pochettes des compilations-rétrospectives Lagos All Routes et Lagos Chop Up, ou celle de l’album Lagos No Shaking de Tony Allen. Toujours méconnu malgré ces collaborations avec la petite fabrique du Tintin de la pop (rencontré au pays en 2005, au bras d’Allen), le peintre nous parle par mail et depuis son fief africain (qu’une gloire probable ne lui fera pas quitter, promet-il) d’une œuvre conçue à mi-chemin entre Cartoon Network et l’Evangile, les friandises et la foi, comme un « banquet merveilleux pour les yeux et le cœur ».

Tu peux nous raconter ton enfance ?

Demola Ogunajo : Je suis né en 1973 à Ibadan, la capitale de l’Etat d’Oyo, au Nigeria. J’étais le plus jeune de la fratrie, le plus calme, le plus imperceptible aussi. Je n’ai jamais dû attirer l’attention sur moi jusqu’à ce que quelques traces de talent ne sortent de mes mains. Rien d’évident : mon père me rêvait en scientifique. Heureusement, ma mère a cru en moi très vite et m’a beaucoup aidé à défroncer tous les sourcils qui gravitaient autour de moi. Petit à petit, elle a fait accepter mon désir de peindre, jusqu’à inverser totalement l’opinion hostile de mon paternel, sans que je comprenne trop comment.

Tu te souviens de ce moment où tu as commencé à dessiner ?

Aussi loin que ma mémoire puisse porter avec clarté, ce devait être en 1979. J’étais fasciné par un homme au volant d’un bolide. Alors je l’ai dessiné, lui et sa monture. Depuis, il y a toujours des machines – bus, hélicos, berlines, avions, fusées – qui s’agitent sous mes pinceaux.

Durant tes années de formation, tu fantasmais sur Lemi Ghariokwu, le graphiste de Fela Kuti ?

En Occident, quand on pense à l’art nigérian, je sais qu’on l’a très vite en tête. Mais, de la même manière que l’aura de Fela occulte toute la variété, la richesse et l’histoire des sons du pays [c’est justement le but des compilations Honest Jon’s qu’il a mises en images que de remettre cela en perspective], son confectionneur de pochettes n’est qu’un exemple de ce qui peut s’y faire. Je le connaissais, bien sûr, mais il ne m’a pas influencé directement, non.

Vos styles sont très différents d’ailleurs…

Nos travaux reflètent nos appétits, nos désirs, nos expériences. Simplement, nous n’avons pas dû vivre les mêmes choses ! A lui la sexualité débordante et presque guerrière, les amazones plantureuses… à moi l’innocence enfantine, une certaine spiritualité naïve.

Ghariokwu était un autodidacte. C’était ton cas aussi ?

Qu’est-ce que cela veut dire ? On apprend toujours de quelqu’un, quelque part… Mon art était plutôt « subliminal », il existait sans que son caractère artistique fût conscient. Tu sais, chez moi, on a encore une culture de l’art spontané et partagé : les familles jouent de la musique, chantent, dansent, peignent… sans nécessairement se considérer comme des artistes. Ça a été mon cas pendant un bon moment. J’utilise d’ailleurs toujours un équipement basique, le même que tout le monde a chez soi. Ça permet de ne pas perdre cette fraîcheur.

Ton trait est souvent « cartoon », avec des courbes géométriques et des tons pastels. D’où ça vient ?

On pourrait croire que c’est calqué sur des comics, des bandes dessinées ou des séries télé d’animation. Ce sont des influences, assurément, mais je ne les ai digérées qu’à l’université. Plus fondamentalement, j’ai toujours adoré les lignes claires et les formes pures dans le dessin. Un attrait instinctif et enfantin que je n’ai jamais cherché à combattre, au risque de ne pas être pris au sérieux par les artistes qui « font adulte ».

Pour ne rien arranger, tu utilises souvent des autocollants sur tes peintures…

Ça a un rapport avec ma longue immersion dans la nappe du symbolisme, mon intérêt pour les significations transgénérationnelles. C’est dingue ce que peut représenter une si petite chose dans l’imaginaire collectif. Même à mon âge, les utiliser reste un plaisir incroyable… Quand j’étais gamin, j’étais un chineur de timbres passionné. Je passais des heures à détacher patiemment les trésors que présentaient les vieilles enveloppes familiales. Collectionner les stickers s’est fait dans la continuité. Le plein-de-sens contenu dans de si petites surfaces m’intéresse et me touche. C’est mon less is more à moi.

Que racontent-ils sur tes toiles ?

Ce sont des clins d’œil à la pop culture, des emprunts détournés : gants géants en mousse de supporters de baseball, langues des Rolling Stones, cyclistes du Tour de France, Mickey Mouse défigurés… On peut le voir comme une manière ludique et économe de dépeindre la mondialisation et le mélange des références qu’elle induit sur la surface de la Terre. Sans prétention.

Tu trouves aussi ton inspiration dans quelque chose de plus monumental : l’art chrétien. Un moyen d’introduire les populations noires dans une imagerie qui n’en montre jamais ?

C’est vrai que je peins régulièrement des bons ou mauvais génies, des prières, des croix, des anges, des colombes… mais ce n’est pas un combat. Selon ma modeste interprétation, être chrétien signifie simplement être Christ-like, c’est-à-dire à la fois aimer le Christ et chercher à lui ressembler. Si tu adoptes ce cadre, tu es complètement purgé de tes complexes : que tu sois Noir, Bleu, Vert, Jaune, Rose ou Blanc, et que ton icône soit de l’Antiquité ou d’aujourd’hui, peinte, gravée, sculptée ou mixte, comme dans un vitrail ou un manuscrit, ça n’a aucune importance. Tu es un esprit libre, tu en rends grâce à Dieu, et basta. Si des Noirs croient autant que des Blancs, il n’y a aucune raison qu’ils n’aient pas le droit de représenter leur foi, ou de jouer avec, si ?

Et ces extraits de la Bible utilisés comme des slogans : prosélytisme ou ironie ?

Quand je reprends des éléments des Ecritures comme « avec Dieu tout est possible » ou « retour à l’envoyeur », j’essaie juste de rappeler les fossés qu’il y a entre les différentes façons, libératrices ou piégées, de concevoir la religion. De toutes, « Dieu est Amour » reste la plus utile, je crois.

Ta typographie peut te rapprocher du street-art. C’est ta culture, aussi ?

De plusieurs manières, oui. Dans mon environnement, les artistes font des peintures murales ou des panneaux d’affichage pour joindre les deux bouts. Ça a aussi été mon cas, même si j’arrive à vivre de mon art depuis l’université, dans les années 90. En Afrique de l’Ouest, les activités de rue font souvent partie de notre CV, vu que pas mal de publicités sont encore peintes directement sur les magasins. C’est une bonne école, un contrepoint buissonnier idéal aux cursus officiels. De toute façon, ce qu’il faut savoir tient en trois mots : concentration, humilité, persévérance. C’est ma formule magique la plus précieuse. Tu ne la répéteras pas ?

Rocket Juice & the Moon

Honest Jon’s