Le deuxième tome de Quai d’Orsay de Blain & Lanzac, dont nous avions diffusé les planches plusieurs mois avant sa sortie dans notre numéro Politique (Standard n°31), vient de remporter le Prix du Meilleur Album au Festival d’Angoulême.

Avril 2011 :  En attendant le tome 2 en octobre, Blain & Lanzac livrent en exclu trois planches du story-board des futures aventures d’Alexandre Taillard de Worms. Tchac-tchac-tchac !

Christophe Blain - Quai d’Orsay-Dargaud p1 standard

Christophe Blain © DargaudChristophe Blain © Dargaud

Christophe Blain-Quai d’Orsay-Dargaud

Christophe Blain © Dargaud

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Christophe Blain © Dargaud

Satire des coulisses du pouvoir, Quai d’Orsay de Blain & Lanzac vient d’atteindre les 100 00 exemplaires vendus. Certains y lisent une ode à Villepin. Vous plaisantez ?

D’abord, ce mystère : qui est votre scénariste, Abel Lanzac, qui écrit sous pseudonyme ?
Christophe Blain : Il a travaillé dans plusieurs cabinets ministériels de 2002 à 2007. Jusqu’en 2004, il écrivait les discours du ministre des Affaires étrangères, puis a suivi Villepin à l’Intérieur. Le personnage principal, Arthur, c’est lui. Je l’ai représenté avec ma tête, mais rajeuni et avec des cheveux noirs. Jusqu’à présent, Abel refuse de s’exposer, il le fera peut-être pour le tome 2. Des fois, j’aimerais bien, mais comme il est proche de la source, je l’ai protégé. Aujourd’hui, il ne travaille plus du tout dans la sphère politique. Il écrit, crée des jeux.
Quel est le degré de véracité de Quai d’Orsay ?
Ce ministre qui souligne tout au Stabilo et s’exprime en faisant « tchac-tchac-tchac », c’est vrai, évidemment. Abel m’a emmené au Quai d’Orsay, dans des réceptions, à l’ONU. Je photographiais discrètement. Je voulais que les gens qui l’ont vécu se sentent dedans, j’avais envie d’affronter le monde réel, à fond. Celui de 2002 : pas d’écrans plats, les mecs fument dans les bureaux, l’Airbus présidentiel de l’époque… J’étais obsédé par les cravates, les plis de costard, par la façon dont réagit une épaulette… C’était un défi, m’éloigner de l’univers épique, de mes conneries de pirates et de cowboys.

Christophe Blain: « Le pouvoir, c’est comme l’amour : il vous protège et il vous met en danger, vous avez peur de vous en éloigner. »

Jusqu’à quel point Alexandre Taillard de Worms est-il une caricature jouissive de Villepin ?
Je n’ai jamais rencontré Villepin, il fallait que je me protège. M’afficher avec lui briserait le charme et mon indépendance. Parce qu’il est trop fort, il m’aurait séduit. Il ne s’agit pas d’une hagiographie niaise ni d’un pamphlet buté – ç’aurait été incroyablement chiant. C’est un témoignage. Mon Villepin, c’est celui d’Abel, pas celui de la télé. Je ne me suis pas documenté non plus. Et c’est frappant que voir après coup que nous sommes proches de la réalité : lors d’une interview sur LCP, on m’a montré des reportages de l’époque, il est dans sa 607 en train de négocier avec les Américains, j’étais écroulé de rire ! Je voyais quasiment l’album ! De plus, ses interviews sur le personnage sont massives et savoureuses : lecture de passages au JT de France 2, deux ou trois pages d’interview dans Marianne exclusivement sur Quai d’Orsay, cinq dans Casemate – magazine de BD à la diffusion confidentielle ! Mieux, un matin sur Europe 1, il parle d’un sujet très sérieux et d’un coup Jean-Pierre Elkabbach lui rétorque, comme ça, « tchac-tchac-tchac » ! Et ils se marrent ! Donc Villepin adhère totalement et dit – mais c’est un politique, hein, comment savoir ce qu’il a vraiment dans le crâne ? – que ça l’a beaucoup fait rire ; à mon avis, aussi parce qu’il y reconnaît son ancienne équipe.
A Angoulême, Quai d’Orsay n’a rien gagné. A cause d’un désaccord politique ? Le président du jury, Baru, a déclaré que c’était « un album à la gloire de Villepin » et que vous étiez « de droite ».
On a eu très peu de procès d’intention, c’est presque le seul. Baru, je ne l’ai jamais rencontré. Notre préoccupation, c’est d’explorer les sentiments contradictoires ; apparemment, Baru, c’est pas son truc, un mec de droite, faudrait lui cracher dessus. On se veut plus subtil.
Votre ministre a « toujours un coup d’avance sur les autres », mais vous le montrez mégalo, grossier, autoritaire, sous l’influence d’intellectuels creux… Comment ne pas voir la satire ?
C’est une réflexion sur l’attraction du pouvoir, comment il agit sur les êtres. Arthur, comme Abel, est un électron libre, il n’est pas encarté UMP ; d’ailleurs, la plupart des conseillers de Villepin – lui-même électron libre, romanesque, incontrôlable, effrayant – sont de gauche. Il est odieux avec eux et ils sont fascinés. Par quoi ? Sa détermination, son charisme, ses convictions ? S’approcher du ministre, c’est frôler l’œil du cyclone. Le pouvoir, c’est comme l’amour : il vous protège et il vous met en danger, vous avez peur de vous en éloigner. Chacun veut en ramasser les miettes, être dans la queue de la comète. Et Villepin lui-même dépend d’autres cercles. Ces gens ne sont jamais libres et organisent leur pouvoir comme un mode de survie ; ils ont tous peur d’être éjectés du cyclone. Même si vos idées sont humanistes – sauver la planète, répartir les richesses, vivre en paix, l’éducation pour tous –, pour les mettre en œuvre, il faut du pouvoir. Le pouvoir n’est pas pur, il faut de la rouerie, c’est un rapport de forces constant, très ambigu.
Selon The Guardian, « de Villepin aurait vu son image boostée par les bouffonneries bizarres de son alter ego. » Pourriez-vous le regretter ?
Je ne crois pas que ça ait augmenté le nombre de ses fans – théorie de journaliste –, mais pour ceux qui l’étaient déjà, ça ajoute de l’eau au moulin. Des gens de gauche m’ont confié avoir perçu le côté humain de celui qu’ils considéraient comme un sombre conspirateur, d’autres qu’ils ne voteraient jamais pour ce cinglé. Ils sont lucides.
Toujours selon The Guardian, un film serait envisagé. Vrai ?
Merde, d’où ils sortent leurs infos ? On a eu plusieurs propositions, en effet, dont une série télé, éventuellement sur Canal+ ou France 2, qu’un producteur nous a suggéré d’écrire et de mettre en scène. Un autre nous dit de le faire avec un metteur en scène connu – je ne dirai pas qui, ni vers quelle option on est en train de marcher.
Gaza 1956 de Joe Sacco, BD politique primée à Angoulême, ça vous touche ?
Je ne pourrais pas dessiner une histoire sous-tendue par un engagement. Si j’allais comme Joe Sacco en Palestine, j’oublierais l’idée de défendre la cause palestinienne pour raconter les hommes. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’expérience humaine, qui est la base d’un engagement politique. Une fois les événements passés, ce qu’on garde d’une BD politique, c’est le témoignage. Des BD engagées que j’aime, il y en a très peu. Persepolis, parce que je connais très bien Marjane [Satrapi], que j’ai connu la genèse du projet et qu’elle parle de l’ambiguïté. Et Riad Sattouf [qui dessine à côté en écoutant les Beach Boys et du heavy metal] qui, d’une certaine manière, parle de la violence du monde actuel. La Vie secrète des jeunes et Pascal Brutal, c’est très politique.

Christophe Blain : « Des gens de gauche ont perçu le côté humain du ministre, d’autres m’ont dit qu’ils ne voteraient jamais pour ce cinglé. »

Mouais. Dans ce registre, vous lisez Charlie-Hebdo ?Ça me fait marrer, mais c’est pas mon truc. Je ne me serais jamais intéressé aux sphères du pouvoir si je n’avais pas rencontré Abel. Ce qui ne signifie pas que je n’ai aucune conscience politique. Petit, je savais identifier les hommes de gauche et de droite, je suivais l’actualité, mes parents étaient instits en banlieue parisienne, ils dirigeaient des centres d’enseignement pour des gosses en difficulté, des handicapés, voire des handicapés en difficulté. Ils étaient passionnés, savaient mobiliser pour sortir les gens de la merde, et aujourd’hui, mon père continue à faire du soutien scolaire, du bénévolat. J’ai essayé de regrouper derrière moi des gamins bousillés par des conditions sociales misérables pour faire des fresques avec eux. Je suis très civique, j’ai voté presque à chaque fois, zappant quand je me sentais impuissant.
Vous êtes en train de finaliser la suite [voir page suivante], prévue pour octobre, autour de rapports tendus avec les Etats-Unis. Ça se passe à New York ?
Pas seulement. On prend des avions, des bagnoles, on voit cette équipe en action à Saint-Pétersbourg, en Argentine, au Mexique, à Maurice. C’est davantage une aventure autour de la réaction diplomatique française avant l’intervention américaine en Irak, on voit comment se développent cette conception politique – était-elle juste, visionnaire, inefficace ? – et les motivations américaines. Mais ce n’est pas un reportage. On aborde le discours de Villepin à l’ONU en février 2003, avant, pendant et après. J’étais surpris ; c’est étrange, très scolaire. Il y a de belles envolées lyriques, mais il martèle une idée – « il faut renvoyer les inspecteurs sur place, s’ils trouvent quelque chose, on y va, mais il faut laisser le temps » – très technique, comme s’il parlait à des enfants. Il tente de créer une règle, « la démarche en deux temps », qu’on essaie d’expliquer. Arthur, lui, est dans une quête du père, entre deux paternels putatifs, Taillard de Worms et Claude Maupas.
Ce Maupas, directeur de cabinet qui résout les crises sans effet de manche, c’est votre idéal ?
Non, même si ce genre de mec compte parmi les ultra compétents de la République. Je ne sais pas si mes convictions vont vers eux ; plus je vieillis, plus je doute.
Comme dans le tome 1, le président restera invisible, juste une voix au téléphone ?
Je ne vais pas tout révéler, on a beaucoup joué avec ça, dessiner Chirac ou pas… Vous verrez.

Quai d’Orsay – chroniques diplomatiques

Dargaud, 96 p., 15 €

 

Christophe Blain-Quai d’Orsay-Dargaud

Christophe Blain © Dargaud

Avis d’expert
Comme le héros de Quai d’Orsay, S. D. a été pendant trois ans la plume d’un ministre de droite (le fraîchement destitué B. H.).
« Il y a dans Quai d’Orsay un souci d’authenticité qui, telle une private joke, fait le délice de l’insider. L’album rend compte de l’importance du directeur de cabinet – à ne pas confondre avec le chef de cabinet –, qui est à la fois le plus proche collaborateur du ministre et le manager de l’équipe des conseillers. Les conseillers sont très bien vus, avec ce qu’ils comportent de duplicité et de couardise : l’ambitieuse amie par devant et épouvantable par derrière, le “je-sais-tout” qui critique le ministre avec toi mais s’écrase en réunion… J’adore aussi le décryptage de la “sexualité de cabinet”, c’est tiré par les cheveux, mais il y a un fond de vérité. »
« Concernant le métier de plume, c’est très réaliste. De “l’esprit commando avec des gens réactifs, toujours en mouvement, 24/24 h” à la novlangue, en passant par la mauvaise foi du ministre qui change son plan en cours de route, j’ai vécu tout ça, comme l’accueil par l’huissier en livrée et la longue attente dans des vestibules. De plus, structurer autour d’axes clairs et le côté anti-technocrate, cela fait partie de nos dix commandements. Le Stabilo, c’est aussi un grand classique. Et la scène des Fragments d’Héraclite, où Arthur et Maupas se gondolent en bricolant des citations m’a fait sourire, j’en ai vécu une variante avec des proverbes africains. »
« Si je n’ai jamais eu droit aux coups de fil de nuit, je n’ai pas coupé aux réunions de relecture le samedi matin. Par contre, je trouve exagérée l’influence des proches du ministre, extérieurs au cabinet. A la limite, ils lui refourguent une ou deux formules, mais ça sera tout. L’urgence et le stress sont plutôt bien rendus, mais c’est étonnant que le sigle TTU (très très urgent) ne soit pas mentionné. Enfin, le “il faut que tu apprennes à lui dire non”, on le pense, mais on n’ose jamais. »

Propos recueillis par Laure Alazet