Camille Henrot : l’art avec « un esprit de singe »
Plus que cinq jours pour voir Camille Henrot à la biennale de Venise où elle a remporté le Lion d’argent avec sa vidéo Grosse fatigue. De ses pellicules grattées aux sculptures d’aujourd’hui, retour sur les dix ans qui l’ont consacrée « artiste établie ».
Attrapée au vol entre deux installations, Camille nous offre un thé et un cake au citron dans son pied-à-terre parisien. Elle expose en France, mais vit depuis un an à New York, d’où elle revient tous les deux mois. Cette Parisienne de 35 ans a été remarquée à l’exposition collective J’en rêve à la Fondation Cartier en 2005. Hey bonus ! laissait défiler trois minutes de photos de corps et de visages d’où jaillissaient de l’encre noire redessinant leurs contours et les menant vers l’abstraction. La même année, Deep Inside recouvrait des pellicules de films pornos des années 70 de feutre plus ou moins pudique. La critique a vu dans ses vidéos une intéressante première alliance du dessin et de la photo par le numérique. Puis ce sera le Jeu de Paume, la Nuit Blanche, le MAC/VAL, la Cinémathèque et l’exposition « Dynasty » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’été 2010. Elle y présentait, entre autres, une sculpture brute et abstraite en plâtre, ciment et acier inoxydable, Dear survivor, qui fit passer la plasticienne à d’autres ambivalences que la superposition des mondes filmés et dessinés.
Camille Henrot se dirige vers l’amas d’objets trouvés et les compositions subtiles, en mêlant la récup et le matériau noble. Ses sculptures ou installations, ses « collections », hybrides, impures, sont un hommage empli de doutes au disparate mémorisé qu’on réunit sous le nom de « patrimoine ». Son approche humaniste de l’ailleurs (géographique ou sexuel), son sfumato autour de l’Histoire et du mythe, son penchant écolo lui ont valu le surnom d’« artiste anthropologue ». Quel drôle de cône polit cette scientifique sur la photo ? « C’est la jambe d’une sculpture de la série Overlapping figure, “un objet difficile à poser” pour reprendre la formule de Giacometti. » Alors ce qu’on va poser, bien droit, ce sont nos questions.
Tu te souviens du moment où tu t’es dit que tu serais artiste ?
Camille Henrot : L’été 2001, j’ai été l’assistante de Pierre Huyghe [jusqu’au 6 janvier au Centre Pompidou]. En le regardant, j’ai découvert que le doute était inhérent à sa pratique artistique et comment il maintenait ouvert l’éventail des possibilités. C’est là que je me suis dit que ça pouvait être un espace dans lequel je me sentirai libre et bien. Jusque-là, ça n’avait pas été si évident, bien que ma mère soit artiste graveur et que j’aie passé mon enfance à dessiner et à faire de la gravure. En sortant de l’ENSAD [Ecole nationale supérieure des arts décoratifs], j’avais désespérément envie de me sentir intégrée à un système économique, d’avoir un salaire. Donc, à côté de mes films et de mes dessins, je faisais du graphisme, des scans pour des boîtes de dessins animés, des vidéo-clips, des publicités pour le fromage Président, le sucre Canderel ou les gâteaux Vandamme de Lu.
C’est le cinéma qui t’attirait au début. Un de tes films, Le Songe de Poliphile, a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2011. Comment c’est arrivé ?
On m’a d’abord proposé de faire une œuvre sur l’Inde pour une exposition au Centre Pompidou [Elles en 2010]. Je n’étais pas sûre de réussir à éviter les pièges (complaisance pour l’exotisme, gommage des différences) ou la facilité (tourner le dos au voyage, les clichés). Je revenais d’Egypte où j’avais eu des problèmes avec la police touristique et mon estomac. J’avais assez peur d’aller en Inde… J’ai donc fait un film viscéral sur la peur. Ce pays projette un fantasme des guérisons des maux de l’Occident par la spiritualité et le yoga, mais c’est aussi le premier producteur mondial de médicaments génériques. Je suis allée filmer la production d’anxiolytiques Atarax. L’ataraxie désigne un état d’absence de trouble et aussi le principe du bonheur (eudaimonia en grec) dans le stoïcisme, dans l’épicurisme et le scepticisme. Ce n’était pas un documentaire traditionnel. Proche du travail de Jonas Mekas, j’y assemble des fragments de réel qui n’ont pas vocation à tenir un discours objectivement informé. L’imaginaire doit pouvoir faire le lien entre les images. Le film n’a reçu aucun soutien du système de production cinéma (CNC ou SCAM), alors j’ai été assez surprise quand il a été sélectionné à Cannes. Il a ensuite été montré à Toronto, au RIDM de Rotterdam et au New York Film Festival. J’étais heureuse de voir le cinéma s’ouvrir un peu à des approches non formatées. Diplômée en cinéma d’animation, mes premiers films étaient sans acteur et sans décor, et souvent aussi sans caméra…
Ton cinéma pourrait-il passer des galeries d’art aux salles obscures ?
J’ai longtemps eu envie de faire des films dans le format du cinéma, mais avec la liberté que j’ai en art. Mais cela demande beaucoup de patience : trouver les financements, monter l’équipe, s’astreindre à de lourdes contraintes. L’anticipation nécessaire à un long-métrage me paraît hors de portée. J’aime trop improviser. Mes références sont les films expérimentaux : Len Lye, Stan Brakhage, Norman McLaren, le cinéma lettriste [qui renonce aux mots pour s’attacher à la musique des lettres, créé en France par Isidore Isou en 1945]… J’ai fait pas mal de music video [une pub pour la chanteuse Camille, un clip pour Principles of Geometry et Joakim en 2007 notamment]. Je retrouvais dans ce format l’utopie du cinéma en tant qu’art total, comme pur plaisir visuel, dont le langage s’appuie sur la peinture et la musique, et non sur le théâtre.
Un péplum italien dans sCOpe en 2005, King Kong pour King Kong Addition en 2007 et Psychopompe sur Frankenstein en 2011 : pourquoi cet intérêt pour les films de genre ?
Ce sont les enfants naturels du mythe. Ils répondent directement à un besoin viscéral, le film pornographique répond au besoin sexuel, le film d’horreur répond au besoin de se faire peur, le film d’aventure répond au besoin d’héroïsme. Le cinéma comble les désirs primordiaux de l’humanité. King Kong, ce singe démesuré, à l’image de tout objet sur un écran géant, représente le cinéma lui-même, une figure fascinante qui est à la fois une menace et une victime.
Camille Henrot : « En regardant travailler Pierre Huyghe, j’ai découvert comment le doute maintenait ouvert l’éventail des possibilités. »
Tu as ligoté des meubles à un arbre centenaire (Broken Arrow ou Les Otages, 2009), moulé en bas-relief des sacs en plastique ramassés au pied des pyramides de Saqqarah (Hauts-Reliefs, 2009), enduit de terre et de goudron trente-six objets trouvés (Objets augmentés, 2010)… Comment définis-tu cette récup faussement archéologique ?
J’étais habitée par cette phrase de Léonard de Vinci dans Prophéties : « Chaque partie d’un élément séparé de la masse désire y faire retour par le chemin le plus court. » Il n’y a pas d’un côté l’archéologue et de l’autre l’artiste, il n’y a pas d’ironie. Mon geste n’est pas en contradiction avec celui du scientifique ; le moderne ne s’oppose pas à l’ancien. J’espère que mon travail reflète le doute fondamental qui préside à toute reconstitution, l’imaginaire que cela véhicule ainsi que le caractère primordial de toute activité humaine, que ce soit de l’art ou de la science. Que le geste soit de creuser, d’écrire ou de tracer, il fait écho à ceux qui ont été effectués longtemps auparavant par des australopithèques, y compris quand ils s’incarnent dans un support qui plus que tout autre incarne l’idée de civilisation : le livre.
Justement, pour Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs, en octobre dernier, à la galerie Kamel Mennour, tu as retranscrit cent trente livres (dont Robinson Crusoé ou A la recherche du temps perdu) en bouquet, mêlant aux fleurs des tuyaux et autres objets du bas de l’échelle prosaïque. Pourquoi ce bricolage pour un autel ?
Les fleurs sont à la fois le symbole du privilège, du pouvoir, du luxe et du contre-pouvoir, du renouveau. Je voulais créer un espace protégé dans lequel se sentir bien, un lieu hétérotopique – « un bond hors du rang des meurtriers », dit Kafka en parlant de la littérature. L’art de l’ikebana, le bouquet japonais, nous paraît exotique et codé, et pourtant sa fonction est la même que chez nous : évoquer une pensée et consoler l’âme. Soit le rôle de la littérature dans ma vie. Il existait d’ailleurs en Grèce antique une littérature de consolation et la croyance que le langage peut combattre les adversités de l’âme. Le collectionneur acquiert le vase et un mode d’emploi pour recomposer les bouquets chez soi. C’est comme une partition musicale et un instrument, la musique peut se rejouer. L’œuvre n’a aucun problème avec la matérialité et la dégradation, et il faut s’en occuper ; c’est le véritable bénéfice. Le guide donne aussi des informations sur le rapport souterrain avec le texte (par exemple le sol humide pour la sexualité) ou l’histoire d’une plante, sa forme, son nom, comme Lovely incest choisi pour l’ikebana de Paul et Virginie.
Du sac plastique ramassé par terre à la gravure, tu collectes des éléments pauvres ou précieux, élégants ou vulgaires, référencés ou exotiques…
Même si je comprends la nécessité des concepts et des catégories pour découper le réel, j’aime interroger la validité de certaines oppositions comme le pur et l’impur. C’était flagrant dans Egyptomania [exposition rassemblant des objets disparates évoquant l’Egypte 2009]. Je travaille sur les classifications des plantes, des objets, mais j’ai fondamentalement une attirance pour le désordre. On pense que j’ai fait des études d’anthropologie ou d’ethnologie, mais j’ai choisi les arts déco parce que je voulais dessiner et faire des objets, me constituer un ordre personnel, me construire un savoir propre, avec un esprit de singe qui saute d’une branche à l’autre.
Camille Henrot : « L’Amérique est redevenue intéressante depuis qu’elle sait qu’elle n’est plus le centre économique du monde. »
Les Espèces Menacées exposées lors de Perspectives à l’espace culturel Louis Vuitton en 2010 – des éléments de voitures qui portent un nom d’animal sauvage (Opel Tigra, Ford Mustang…) et dont la production a été arrêtée – soulignent que l’industrie qui menaçait la nature est finalement elle-même menacée. Ton approche est-elle politisée ?
Non. J’aimerais penser que les voitures sont menacées… mais ce sont les espèces animales qui disparaissent dans l’indifférence. L’industrie automobile reçoit de l’argent des gouvernements pour se maintenir. Je n’ai pas une approche politique, sauf si toute création le sous-tend. Même les animaux sont suspectés d’avoir des opinions politiques. Les bonobos ont été qualifiés de libertaires, et un cheval – le célèbre Iris XVI du Maréchal Leclerc – a été fusillé pour ses opinions ! [En 1940, il donna un coup de sabot mortel à un soldat allemand ayant demandé à le voir.]
Tu viens de terminer le montage d’une vidéo, Grosse fatigue. Qu’est-ce que c’est ?
C’est une histoire de l’univers en treize minutes, racontée par un écran d’ordinateur. J’ai entendu « fatigue » dans une conférence du Sculpture Center de New York sur le thème de « l’objet désagréable ». Je ne saisissais pas ce qu’il signifiait. J’ai finalement compris que chez les Anglo-Saxons, la « fatigue » recouvrait une notion plus métaphorique qui contient l’idée de ce qui se passe après l’action, la détérioration et l’altération des choses. Donc, je fais un film sur l’origine du monde en accentuant ce qui se passe après la pesanteur de la création, après toute action en général.
Sommes-nous dans un moment de « grosse fatigue » ?
C’est une question que je me pose. J’ai choisi ce titre pour communiquer tout de suite l’idée de l’échec de cette tentative. J’ai beaucoup lu pour ce film : Claude Lévi-Strauss, Pierre Teilhard de Chardin, Jean-Luc Nancy, Peter Sloterdijk, Jean-Pierre Luminet, Hubert Reeves… Et les mythologies inuite, indienne, amérindienne, navajos, sioux, blackfeet, les récits africains, le renard pâle, les mythes yorubas et les croyances shintoïstes et bouddhistes. Quel que soit le destin de l’Homme, l’univers continue de s’étendre et n’est pas près de s’éteindre. J’aime que des scientifiques comme Reeves ou Teilhard de Chardin croient en une volonté qui dirigerait le monde et lui donnerait un sens.
Comment aimes-tu travailler ?
Comme Tintin : je me lève tôt, je fais une demi-heure de gymnastique et d’assouplissement. Ensuite, ça varie tellement qu’il est impossible de décrire une journée type.
En mars 2014, tu exposeras au Baltimore Museum of Art. L’Amérique, un passage obligé pour l’art contemporain ?
Elle sait qu’elle n’est plus le centre économique du monde, ça en fait un pays qui redevient intéressant.
Tu passes de jeune artiste à artiste établie. Ça se ressent en termes financiers ?
Un peu. J’arrive à bien en vivre, mais je compense en ayant beaucoup plus de frais depuis que je vis à New York.
Comment te vois-tu dans dix ans ?
Je ne vois que les choses que j’ai envie de faire dans les prochains mois : retourner au Vanuatu en Océanie, et arrêter de faire des films pour me consacrer à la peinture !
Entretien Magali Aubert & Patricia Maincent
Photographie Franz Galo
Stylisme Arthur Laborie
Coiffure et maquillage Laura Merle
Exposition collective
Il Palazzo Enciclopedico
55e biennale de Venise, Pavillon central
Jusqu’au 24 novembre
Expositions personnelles
City of ys
New Orleans Museum of Art
Jusqu’au 23 février
Chisenhale Gallery, Londres
Du 28 février au 13 avril