Breton en tournée : « La limpidité dans l’effervescence »
Bricoleuse, autarcique et ultra connectée, l’utopie next gen du groupe Breton compresse trente ans de musique anglo-saxonne. Discussion surréaliste avec Roman Rappak, leader-chanteur francophile sans chapeau rond.
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Un bistrot près de la Bastille. Dans des baskets montantes, des guiboles tremblantes trahissent une surdose de caféine. D’un sweat à capuche s’élance une mèche brune, masquant des yeux bleus légèrement violacés par la suractivité. C’est Roman Rappak, séduisant cerveau de la troupe de vingtenaires multimédias qu’on appelle Breton et qui sévit depuis deux ans dans le sud de Londres.
En plein bastion historique du do-it-yourself et de l’avant-garde électronique, près du Boiler Room (club-refuge de SBTRKT ou Thom Yorke), le quintet a transformé les locaux d’une banque abandonnée en squat-laboratoire, dont les duvets et tubes à essai laissent aujourd’hui filtrer Other People’s Problems, un impressionnant premier album multicouche conçu pendant les émeutes estivales de 2011, avec la frustration banlieusarde pour carburant, contre la fuite des responsabilités d’un monde cynique se fantasmant en sainte nitouche. Un pavé syncopé de vocalises cacophoniques auxquelles s’agglutinent dubstep flottant à la Jamie XX, guitares épileptiques à la Bloc Party, hip hop lunaire à la Ghostpoet, électro tapageuse à la James Murphy ou déstructurations luxuriantes à la These New Puritans (Thomas Hein, échappé de ces derniers, a activement participé aux enregistrements, tout comme le virtuose germanique Hauschka, collègue de label). Une première irruption sérieuse de la bande dans le paysage, dont le double défi – produire une pop complexe refusant autant la bassesse mainstream que l’onanisme underground ; l’utiliser comme un cheval de Troie pour pénétrer les couloirs hermétiques de l’industrie – est bigrement relevé.
En France, le nom du groupe fait marrer. Hommage à André Breton ?
Roman Rappak : Au sein des surréalistes, c’est à Breton que l’on doit la lecture et la description la plus accessible du mouvement. Je ne dis pas qu’il a vulgarisé leurs ambitions, mais il a réussi à traduire quelque chose de compliqué en paroles évidentes qui ont touché des personnes comme nous, qui n’avons rien d’étudiants brillants. C’est notre manière d’envisager la musique.
Pratiquez-vous l’écriture automatique ?
On nous a suggéré plusieurs fois que notre façon de travailler tenait du cadavre exquis, du mélange aléatoire des inspirations. C’est un compliment, mais ça nous fait un peu peur : on peut toujours prétendre explorer les méandres de la création, faire de folles associations d’idées… et produire des purges de vingt minutes totalement impénétrables. Nous, on voulait concilier la logique de la pop, à la fois très codée et instantanée, avec la liberté et le goût du jeu des arts d’avant-garde. C’est aussi pour ça que la référence à Breton a du sens. A nos yeux, il incarne la limpidité dans l’effervescence.
Comme Aragon ou Eluard, il fut membre du Parti Communiste et voyait le surréalisme comme une arme révolutionnaire. Vous vous sentez engagés ?
Nous sommes le produit des révoltes précédentes, pas des révolutionnaires. Pour moi, le surréalisme, c’était l’invention d’un contre-champ à ce qui se passait politiquement, la création d’un envers incontrôlable. La seule arme qu’il nous reste aujourd’hui, c’est la culture. Ce qui nous rapproche, ce n’est plus un manifeste politique ou un journal d’opinion, mais des albums et des films. C’est pour ça que j’aimerais, à mon niveau, détruire les vieilles manières d’en faire et de les véhiculer. Si j’ai une révolution à mener, elle est contre moi-même, pas contre les organismes monétaires internationaux. Je me sens davantage capable de modifier les contours de la musique que ceux des gouvernements.
Un de vos morceaux s’appelle quand même Governing Correctly…
C’est vrai. Cette chanson parle de la coïncidence, à une époque, entre la situation politique et l’état de mes relations avec une fille. Les coalitions, les échauffourées, les problèmes qui se déplacent, les idéaux qui vacillent : ces choses existent aussi au niveau intime.
Et votre « Lab » : une ex-banque transformée en utopie artistique ? Ce n’est pas “Occupy Wall Street” mais presque, non ?
C’est pas mal, présenté comme ça, mais c’est surtout un moyen de nous protéger de l’extérieur, voire de nous cacher. Si c’est un exemple de protestation, il est plutôt trouillard.
Comment avez-vous réussi à taper l’incruste là-dedans ?
Le truc drôle, c’est qu’on jouit d’un micmac juridique qui empêche de vendre les lieux pour en faire des appartements. En clair, le proprio avait le choix entre nous laisser monter un projet culturel dans ses murs ou les laisser se délabrer en spot pour junkies. Une espèce de squat à l’amiable, en somme, qui nous permet d’avoir un QG peuplé de fantômes de liasses de billets. Plutôt cool, hein ?
Other People’s Problems
FatCat
La rentrée sera bretonne. Metz, Grenoble, Dijon, Paris, la Suisse et la Belgique : toutes les dates de concerts.
Interview paru dans Standard n°35, en avril 2012