Tavernier : « Madagascar ça vaut le coup ? »
Dans la brume éclectique de sa cinéphilie, Bertrand Tavernier, 71 ans, fait valser classiques et modernes et s’interroge sur le crépuscule des génies. Que la fête commence !
Mon père, flic lyonnais à la retraite, dit souvent que L.627 (1992) est le meilleur film français sur sa profession – le plus précis, le plus juste. Le père de Tavernier, chroniqueur littéraire au Progrès de Lyon, « lisait un livre par jour, aussi bien un policier de la Série Noire qu’un ouvrage historique », dont il faisait à son fils le résumé au petit-déjeuner. Un indice pour saisir cette érudition compulsive – irriguant un livre d’entretiens, Le Cinéma dans le sang, avec Noël Simsolo – et une filmo éclectique – L’Appât (1995) juste avant Capitaine Conan (1996), Coup de torchon (1981) aussi soigné que La Princesse de Montpensier (2010). C’est le début de l’après-midi, Bertrand s’avance silencieux près du bar de l’hôtel Normandy : deux mètres d’homme coiffés d’une drôle de casquette molle et mouillée aux couleurs du shérif Dave Robicheaux, héros mélancolique des romans de James Lee Burke dont il tira un polar fantastique, Dans la brume électrique (2009), que ferait bien de regarder mon père.
« Un professionnel, plus il vieillit, plus il devient classique, plus il a envie de respecter la forme. S’il ne le fait pas, ce n’est pas un professionnel. » La phrase est de Jean-Pierre Melville, dont vous fûtes l’assistant sur Léon Morin, prêtre [1961]. En vieillissant, êtes-vous de plus en plus pro ?
Bertrand Tavernier : Melville a raison. On doit toujours se poser un problème de forme. Pour filmer la violence, dois-je suivre le personnage caméra à la main ? A quel moment couper ? N’est-ce pas mieux d’être loin ? Tout cela a plutôt augmenté – même si, en vieillissant, mes films se sont tournés de plus en plus dans l’urgence. Et puis, faire attention à la forme ne veut pas dire qu’on devient classique. Dans L’Horloger de Saint-Paul [son premier, 1974], j’utilisais déjà du son direct (pour la vérité des voix, des ambiances) ainsi que des décors et une lumière naturels. Dans Autour de minuit [1986], il y a des flash-forward et des flash-back dans le même plan, sans fondu enchaîné. Laissez-passer [2002] est le contraire d’une narration classique : les deux héros ne se rencontrent jamais. J’essaye de tourner chacun de mes films comme si c’était mon premier, et je me méfie des règles. Plus ça va, moins je sais.
Plus vous tournez, moins vous savez ?
Les doutes sont de pire en pire. Il ne faut pas jouer au petit malin. Je peux avoir des réponses rapides liées à mon expérience, mais je veux continuer à me poser des questions. J’ai vu trop de gens pétris de certitudes qui refourguent une scène déjà vue dans cinq ou six de leurs films. Je veux plonger à chaque fois dans un monde inconnu. Un film doit permettre de découvrir un pays, une époque, un milieu social, un moment de l’Histoire via un principe de mise en scène. Et il faut casser les cadres ! Si je fais un film sur un peintre, les plans ne doivent pas avoir l’air de tableaux, la caméra doit bouger, tout le temps.
Donc ça vous énerve qu’on vous considère comme un cinéaste classique ?
On a traité Claude Sautet de classique, notamment par rapport à la Nouvelle Vague. Pourtant, Classe tous risques vieillit mieux qu’A bout de souffle [tournés en 1960], dont les innovations ont été tellement reprises que beaucoup se démodent. Dans L.627, on part dans soixante directions, narration brisée, alors que les trois quarts des films policiers obéissent à la dictature de l’intrigue ! On applique souvent le mot « classique » pour diminuer un réalisateur. Chabrol disait que dès que vous tournez avec des bougies ou une lampe à huile, vous le devenez, mais si vous faites pareil avec une lampe torche dans l’angle de la caméra, vous êtes moderne.
Melville se disait « opposé à la mode ». Et vous ?
Si c’est filmer un paysage désert pendant sept minutes, moi aussi. Parler à la caméra, Guitry l’a déjà fait. Il faudrait éviter le champ/contrechamp ? Ça me paraît aussi ridicule que d’écrire sans ponctuation, comme Guyotat. Cela donne-t-il un meilleur livre que ceux de Céline ou Philip Roth ? Non.
Vous écrivez : « Si on étudie les metteurs en scène qui terminent leur carrière avec de grands films, il y en a moins que l’on pense… »
Le Titien a fait ses plus beaux tableaux passé 70 ans. Quand, débutant, j’avançais dans la cinéphilie, on croyait que le talent des metteurs en scène était plus fort à la fin de leur carrière. C’était pour défendre Renoir, Hitchcock. Mais les derniers Renoir… Elena et les hommes [1956] n’est pas très bon, Le Déjeuner sur l’herbe [1959] insupportable, et les derniers Hitchcock [Frenzy, 1972, Complot de famille, 1976] ne sont pas les meilleurs. Tout comme l’avant-dernier Howard Hawks [El Dorado, 1966], très décevant, et le dernier [El Lobo, 1970], quasiment nul. Il y a des contre-exemples : John Huston, Gens de Dublin [1987], magnifique. Comme le dit Henry Hathaway dans mon livre Amis américains [2008], faire des films est tellement difficile qu’à un moment, le ressort casse.
Amis américains contient un entretien avec Quentin Tarantino, qui dit admirer les auteurs dont les films « font leur âge », comme John Ford.
C’est marrant, c’est un truc de mec obsédé par la postérité. Qu’est-ce que ça veut dire, d’après vous, que les films trahissent l’âge du metteur en scène ?
Qu’ils reflètent son expérience.
Mais pas forcément leur époque. Or, Tarantino l’entend dans les deux sens, parce que les derniers Ford, aussi décevants que Les Cheyennes [1964], traduisent l’état d’esprit d’une autre Amérique. C’est ce qui rend L’Homme qui tua Liberty Valance [1962] si bouleversant.
Est-ce que Dans la brume électrique et La Princesse de Montpensier font votre âge ?
Les deux sont assez expérimentaux, et passer de l’un à l’autre témoigne d’une ouverture d’esprit. Tommy Lee Jones a dit que j’ai réussi avec La Brume à capter l’essence de la Louisiane du Sud – ce qui n’était jamais arrivé, selon lui. La Princesse a épaté plein d’historiens : j’aurais rendu le xvie siècle « proche ». Ces films me ressemblent dans la manière dont ils se répondent et dont ils ont l’air de s’opposer. Alors, les deux nous parlent de l’importance du passé, dans ce qu’il nous dit du présent.
Bertrand Tavernier : « Plus je tourne, moins je sais. »
Interrogés dans Standard, Alain Corneau et Jean-Pierre Dionnet vous désignent comme le « plus grand bouffeur de pellicules jamais rencontré, avec Scorsese ». Après « 30 000 films visionnés », comment nourrissez-vous votre cinéphilie ?
C’est variable. Récemment, j’étais en Bretagne, et comme le soir il y a peu de choses à faire, j’ai vu beaucoup, beaucoup de DVD. Mais quand je travaille sur un scénario, pendant trois semaines, je ne vois pas un seul film – je vais au théâtre, je bouquine, j’écoute de la musique. Parfois, j’ai des envies folles : revoir Lone Star [John Sayles, 1996], Boogie Nights [Paul Thomas Anderson, 1997]. Cette semaine, j’ai vu Killing Fields d’Ami Canaan Mann, Le Havre d’Aki Kaurismäki et Les Crimes de Snowtown de Justin Kurzel.
Vous vous définissez comme « un cinéphile intrépide, bienveillant, hospitalier ».
Même si j’ai du mal à suivre. Il sort vingt-cinq films par semaine ! Pour les dessins animés, j’ai un peu renoncé, toutes ces suites, no 2, 3, 4… Comment savoir quelle série est la bonne ? Madagascar, ça vaut le coup ?
Le 3 a l’air bien. Mais dans les 1 et 2, seuls les pingouins sont rigolos.
Il y a trop de comédies. J’essaie de varier. Quand je vois Winter’s Bone de Debra Granik [2010] ou Millenium par David Fincher, c’est assez brillant. Drive de Nicolas Winding Refn m’a épaté. Et Les Marches du pouvoir de George Clooney m’a surpris. Très bien tenu !
Voir un mauvais film, ça ne vous rend pas complètement maboul ?
La nullité peut devenir cocasse. Mais quand le réalisateur capitule dès le départ, ça m’enrage ; je reste pourtant toujours jusqu’au bout, en me disant qu’il est peut-être dans la salle. Le pire, c’est quand c’est prétentieux. Je suis devenu allergique aux films qui se prennent pour des chefs-d’œuvre, comme Shame [Steve McQueen, 2011], qui pourtant contient des plans de métro très beaux et une Carey Mulligan comme toujours géniale, mais le film est hyper solennel – Guitry disait qu’à force de vouloir être profond, on devient facilement creux. Idem pour A Dangerous Method [David Cronenberg, 2011] : du théâtre de boulevard dissimulé derrière des alibis de personnages controversés, cinquante ans de retard, bien que Viggo Mortensen soit impeccable et Keira Knightley tout à fait crédible.
Vous dites que la cinéphilie est « compensatoire de solitude » ?
Dans mes grands moments de blues, quand mes propres films n’avancent pas, ça me remonte de voir un Michael Powell. Beaucoup de cinéphiles sont très, très seuls. Et dingos. Ma première femme les détestait, et celle avec qui je vis s’ennuie vite quand une dizaine d’énergumènes égrainent des titres à la vitesse d’une mitraillette : « T’a vu ça ? Génial ! Et ça ? Pas terrible ! » Par contre, avec Benoît Jacquot ou Nicolas Saada, les échanges sont riches.
Vous avez souvent ce fantasme de « voir tous les films ». N’abîme-t-on pas son goût, son œil, par le trop ?
L’érudition de Victor Hugo ou celle de Raymond Queneau étaient phénoménales ; ça ne les a pas gênés. Mais voir trop de films peut freiner : Heat [Michael Mann, 1995] est un hommage à Melville et ça l’empèse complètement, malgré cette fusillade spectaculaire. Quand, plus jeune, je vais voir trois ou quatre fois dans la même semaine Le Réveil de la Sorcière rouge [Edward Ludwig, 1948] – que j’adore revoir, encore et encore, et dont j’ai trois DVD différents –, Moi, un Noir [Jean Rouch, 1958] ou Hiroshima mon amour [Alain Resnais, 1959], ça rappelle l’enfance. Ce qui compte, c’est la manière de voir ce qu’il y a autour, les parentés, le décalque de certaines scènes dans d’autres œuvres.
« Quand je vois un film qui me touche, j’ai envie de le dire à son auteur, de questionner ses motivations, d’observer comment il travaille, ce qui peut m’ouvrir les yeux. » En France, qui vous touche&nbrsp;? Vous ne citez qu’Olivier Assayas, pour Carlos.
Xavier Giannoli [Quand j’étais chanteur], on se téléphone, on s’écrit – là, il veut m’initier au saké. J’aime aussi Philippe Lioret [Welcome], qui sait parler des gens ordinaires ; Christian Rouaud [Tous au Larzac], Emmanuel Mouret [Fais-moi plaisir], Maïwenn [Polisse], Olivier Marchal [36 quai des Orfèvres], Xavier Beauvois [Le Petit Lieutenant], José Alcala [Coup d’éclat] et Michel Hazanavicius : passer d’OSS 117 à The Artist, c’est gonflé.
Vous êtes en train d’adapter Quai d’Orsay, de Christophe Blain et Abel Lanzac ?
Cette BD parle de politique sur un ton de farce mais avec justesse – ces gens n’arrêtent pas de bosser, les portes claquent, les feuilles volent, il faut refaire cinquante fois les discours, entre le bordel noir d’Alexandre Taillard de Worms et des gens impassibles comme Claude Maupas qui, dans la tornade, sait recoller les morceaux de compote diplomatique. J’ai respecté l’esprit. Le scénario correspond au premier tome et à la toute fin du deuxième. On a terminé le scénario à trois. J’ai deux acteurs en vue – très opposés –, et si l’un accepte, j’obtiendrai le financement nécessaire…
Entretien Richard Gaitet, photographie Yannick Labrousse, dans Standard n°35
Le Cinéma dans le sang, entretiens avec Noël Simsolo (Ecriture)