Ben Wheatley : Kill List
La nouvelle sensation anglaise fracasse les codes au marteau
C’était l’émeute. A Cannes, Ben Wheatley, bon gros bébé british de 40 ans, fut accueilli comme une pop-star par un public en délire. La projection de Touristes !, son troisième long-métrage sélectionné pour la Quinzaine des réalisateurs – épopée d’un couple de serial killers prolos dans la lande britannique produite par Edgar Wright (Hot Fuzz, Shaun of the Dead) –, confirme une envie singulière de foutre le boxon dans le cinéma de genre, sans oublier la comédie : « Il y a de l’humour dans quasiment toutes les situations. Particulièrement dans celles qui dérapent. » Avant ce nouveau dérapage très contrôlé qui ne sera visible qu’en décembre, il y eut Down Terrace (2009, toujours inédit) et surtout Kill List, en salles cet été, polar horrifique inspiré « de ses cauchemars d’enfance » dans lequel la morale danse la sarabande. Wheatley nous apprend ses pas…
Vos films entremêlent problématiques du quotidien et folie meurtrière. Y a-t-il un point darwinien entre eux ?
Ben Wheatley : La démence et le meurtre font partie de l’expérience de la vie moderne. Ces films montrent des groupes de personnes se définissant hors d’une société, créant leurs propres règles.
Elles sont généralement issues d’une classe ouvrière. Héritage de la culture britannique ? Des films de Ken Loach, Mike Leigh ou de certains polars prolétariens, de La Loi du milieu (Mike Hodges, 1971) à Du sang sur la Tamise (John McKenzie, 1980) ?
La famille de Down Terrace et le couple de Touristes ! ne sont pas ouvriers, plutôt au bas de l’échelon de la classe moyenne, et les tueurs de Kill List aspirent à y accéder. Je suis la première personne de ma famille à être allée à l’université. Je fais partie de la classe moyenne, mais mes parents sont un mélange de celle-ci et de la classe ouvrière… La connexion à Loach et Leigh vient, je crois, du fait de filmer la Grande-Bretagne contemporaine dans un contexte réaliste. Mais mon travail est tout autant issu d’un spectre d’influences internationales : Cassavetes, Rossellini, Watkins, Maysles, Pontecorvo ou bien Scorsese, Godard, Sheptiko, Klimov…
Vous sentez-vous faire partie d’une mash-up culture, qui brasse aujourd’hui littérature, cinéma, musique ou BD ?
La mash-up culture nous tourne autour depuis longtemps : Butch Cassidy et le Kid [George Roy Hill, 1969] combine comédie, western, film de braquage et buddy movie. J’aime cet amalgame, mélanger plusieurs registres de divertissement. Les films hollywoodiens des années 40 et 50 contenaient bien, quel que soit leur genre, au milieu, une scène musicale. J’adore ça ! L’intérêt est de bousculer vos émotions, les prendre et les emporter dans autant de directions que l’histoire le demande.
Un marteau dans Kill List, des aiguilles à tricoter dans Touristes ! : vos manières de tuer ne sont pas courantes. Pour jouer avec les conventions ?
Un objet domestique, vous savez parfaitement les dégâts qu’on est capable de commettre avec. Je ne possède pas d’armes à feu, on ne m’a jamais tiré dessus, je ne connais ces conventions que d’après ce que j’en ai vu dans les films et les jeux vidéo. Par contre, j’ai un marteau, et je me suis déjà tapé sur les doigts avec : je sais combien ça peut faire mal… Pour faire ressentir la réalité aux spectateurs, il faut jouer sur le réalisme… A eux d’y ajouter leurs fantasmes.
Quitte à montrer la violence comme en éruption…
La vie est comme ça : la violence y explose dans sa brutalité, ça fout le bordel, c’est douloureux. Il n’y a que dans le cinéma pleinement narratif que les choses sont en ordre, proprement rangées, alors que les gens sont capables de passer de l’amour à la haine en un instant. C’est ce que j’essaie de montrer.
Comment faire du cinéma à l’ère du tweet, des commentaires instantanés ?
L’époque où on peut esquiver les commentaires est terminée. Le remède. Allez sur IMDB et jetez un œil sur toutes les critiques négatives à propos de vos œuvres favorites : il y aura toujours quelqu’un pour haïr ce que vous adorez.
Le film
Vous êtes sur la liste
Jay, tueur à gages marqué par son dernier contrat, reprend du service sur insistance de sa femme et de son associé. Le job est juteux : plusieurs personnes à assassiner. Un peu trop ? Kill List exsude la violence. Ben Wheatley la filme comme un fluide qui irrigue, contamine ses images. Elle est d’abord verbale, puis domestique, physique, métaphysique : ce cinéma tient d’une ébullition permanente, qui fait vaciller les logiques usuelles ou les genres. C’est une farce existentielle et gore, où Wheatley sauce à sa manière les ingrédients sociaux de Ken Loach ou les vertiges sensoriels de Donald Cammell (Performance). On ne sait rapidement plus sur quel pied danser, on avance en terrain miné.
Sous la table, paranoïa ou ésotérisme explosent le récit. L’énigme de cet étrange thriller vire au cosmique quand il ne s’agit pas, in fine, de savoir qui est le mystérieux commanditaire de Jay mais ce qui dynamite le sens de sa vie. Un twist final emboîtera les pièces du puzzle, pour une vue d’ensemble qui estomaque davantage que les coups donnés à l’écran, constat amer et sardonique dézinguant la foi, le mysticisme, le couple, les théories du complot… moteurs de certains hommes. Kill List est méchant, noir et fort en gueule. Tout ce qu’on aime.
Kill List de Ben Wheatley
En salles