Bazooka : « Nos attaques n’ont servi à rien »
Actuel, Libé, Charlie, Métal Hurlant : la presse seventies fut bombardée par le collectif Bazooka. Avec le détonnant Engin Explosif Improvisé, les graphistes Kiki et Loulou Picasso, 55 ans, règlent le viseur sur la société contemporaine et ses médias.
Rendez-vous dans leur atelier-appartement du quartier des Maraîchers, en haut d’un escalier totalement plastiqué de leurs œuvres.
Vous semblez moins nihilistes qu’à l’époque de Bazooka (1974-1978). On se trompe ?
K : L’époque évolue. L’agressivité est devenue difficile.
L : On joue maintenant du slogan politique ou du discours dominant qui n’était pas aussi évident dans les années 70. Mais on applique le même mode de lecture. Ce qui a changé c’est notre expérience, avec toujours un fond adolescent. Je ne suis pas sûr d’avoir été plus nihiliste avant.
K : Un bataillon de lois freine notre démarche. On se retrouve martyrs. Dans le temps, on autoproduisait nos journaux. Maintenant, sur nos cartons d’invitation, c’est écrit : « Christine Albanel vous invite à… ». Ca peut nous obliger à faire attention.
Que vous interdisez-vous ?
K : De nommer la cible. Dans la logique nihiliste lycéenne, pourquoi s’attaquer à une personne plutôt qu’une autre ?
L : On a quand même réussi à glisser que tous les clients de Chanel méritent la mort. On ne s’interdit pas d’attaquer, mais on ne trouve pas ça pertinent. On préfère un portrait de la société, improvisé, avec de jolies images et de belles perspectives. Aller contre une société bloquée, en trouvant des points d’enchantement, de cassure, de faille. Dépeindre, correctement.
La crise ?
K : Ça nous a plutôt confortés.
L : Quand on travaillait à Libé, on a accompagné le début de ce discours sécuritaire ou même celui de la révolution : « C’est quand le grand soir ? » On a toujours été en état de crise, honnêtes travailleurs de l’art. De condition précaire, on observe cet emballement. Les banques s’effondrent, c’est drôle.
Votre société idéale, ce serait quoi ?
K : Transformer les rues en jardin, à la pioche. On ferait tout exploser sans regret pour une société en mouvement, sans continuité chiante. Avant on consommait de l’art pour être déstabilisé, voir émerger des perspectives. Aujourd’hui, par ce qui arrive tous les jours – pour des gens qui ont des vies plus dures que la mienne, des boulots terribles –, le public a besoin d’être rassuré, encadré. Nos attaques avec Bazooka n’ont servi à rien. Notre parti pris est d’en rire ou de tenter, encore, de faire comprendre que ce sont des discours soi-disant rassurants. Je m’intéresse à la langue de bois de l’extrême-droite, l’extrême-gauche, des ONG, etc. Tout le monde écrit pareil.
Kiki Picasso : « Quand quelqu’un demande « Vous êtes de la famille de Pablo ? », je réponds « Pablo qui ? »
Du nouveau en matière d’images sexuelles ?
L : On n’en parle pas, mais on est toujours un peu érotique. On prend plaisir à dessiner des filles nues ou, euh… bien pire. Le sexe n’a jamais été le plus choquant. Suite à une annonce dans Libé – « Envoyez-nous vos images, nos images c’est la vie » –, on a été débordés par des photos épouvantables. Les aides-soignants d’un hospice qui maltraitaient les vieux pour s’amuser !
K : Le porno nous intéressait quand il était vendu sous le manteau. Mais c’est plutôt sympa, sa banalisation actuelle. Et puis il reste quelques sujets, comme la pédophilie. Sans les lois super dures qui font qu’en deux secondes et demie je me retrouverais emmerdé, je ferais des images pédophiles. C’est l’ultime sujet.
Ça servirait à quoi ?
L : A dire qu’on est dans une société qui base tout sur ses enfants. Quand on interroge les riches sur leurs lotissements sécurisés pour rester entre soi, la réponse est : « Pour nos enfants. » C’est une aberration. Posons la question dans l’autre sens : à quels enfants confierons-nous la Terre ? Il serait intéressant d’infecter, de déstabiliser cet idéal.
K : Ces images existent, je n’en suis pas responsable. Je n’irais pas photographier une petite fille. En revanche, toujours en veille, j’ai envie de rebondir sur ces images et ça m’emmerde de ne pas pouvoir.
Cet interdit vous attire ?
K : Oui, et parce que plastiquement, c’est intéressant, une belle image avec un impact. Comme quand je dessinais de la pornographie ou quand j’allais farfouiller dans une librairie médicale. J’avais une impression de transgression.
Comme observez-vous le travail de votre fils Kim Chapiron et de son collectif, Kourtrajmé ?
K : J’ai un regard paternel, radicalement bienveillant. J’suis très fier. Aux Beaux-arts, il y a trente ans, les copains disaient : « Tout a été fait. » Personne n’avait encore fait de 3D ni de numérique.
L : Il y aura toujours des outils nouveaux. Kiki a dit à Kim : « Ben, prends une caméra, fais un film ! » avant de l’encourager à passer un diplôme.
K : Il avait 14 ans. Nos enfants ont été témoins de notre parcours difficile. Ca aurait pu les encourager à des métiers plus stables. Ils ont choisi artiste, la liberté de base. S’il y a quelque chose à faire passer, c’est : « Ne vous lancez pas dans ces parcours abominables de formatage mental. Vous allez être transformés, zombifiés. Il faut garder la distance pour partir en vacances n’importe quand, ne pas respecter tout ce qui nous entoure, les chefs, les lois… » C’est ça qu’il faut apprendre.
On vous a virés de Libé ou pas ?
L : Je ne sais pas. On avait 18 ans, on voulait faire le journal dont on rêvait. Les six premiers mois, dans le quotidien, on faisait de l’illustration pendant le bouclage. Les six autres, on a lancé Le Regard moderne [mensuel d’actualité fondé en 1978] * en coédition. On voulait retravailler toutes les photos avec une approche de dessinateur. Par moments, ça allait jusqu’à la castagne avec le comité de rédaction ; Kiki a fait remplacer toutes les photos d’un numéro par des espaces noirs. Le climat s’est tendu.
K : On n’a jamais été destructeurs, on est des embellisseurs. Notre nom vient de ça. Ce sont les journalistes qui nous ont appelés Picasso : « Bazooka, c’est du Picasso. » Ça voulait dire qu’on faisait de la merde. Parce qu’à l’époque, pour tout le monde, Picasso, c’était l’arnaque suprême.
Des problèmes, d’ailleurs, avec les héritiers ?
K : La famille m’est tombée dessus longtemps après, quand Paloma a lancé ses cosmétiques à New York [en 1983]. Je suis censé payer une somme pour chaque infraction constatée, mais je signe encore comme ça, même mes chèques.
L : Ça va faire cher à la fin ! Maintenant que la famille est désunie, elle perd plein de procès. Il y a même des chocolats Picasso ! Moi ça va, car un peintre peut prendre un pseudo, mais Kiki travaillait la vidéo qui a un statut industriel. C’est un truc de taré ! Ce n’était même pas son nom !
Quelles sont vos limites ?
K : Quand on se fait casser la gueule. C’est arrivé deux fois. Je suis contre la martyrologie, l’arrêt, c’est la souffrance. On est là pour le plaisir, sinon faut changer de registre, dessiner des bouquets de fleurs. Je trouve ça génial, d’ailleurs. Et vachement dur à dessiner. On n’est pas punks.
Loulou Picasso : « Mon fils avocat d’affaires ? Je l’envoie à l’hôpital psychiatrique direct. »
Qui vous énerve par conformisme ?
K : Canal+. On pourrait dire TF1, mais ce qui semble dangereux, c’est le conforme sous une image d’irrévérence. S’il y a bien une grosse entreprise qui a réussi à réaliser ça, c’est Canal !
L : Celui qui présentait le journal à Nulle Part Ailleurs disait qu’il pouvait pisser sur le bureau. S’il avait dit ça à TF1, c’était vulgaire, mais à Canal+, c’était culturel.
K : J’ai travaillé pour des grandes chaînes, on est toujours content de la gratification sociale. J’ai fait de l’habillage pour France 2 (Les Victoires de la musique), Canal, TF1 pour le Mondial de foot. Même 40° à l’ombre sur la 3 tous les après-midis, le truc pour les ménagères, là.
Personne ne trouve grâce à vos yeux ?
K : On a une fascination pour la réussite de Damien Hirst. Comment ce mec est arrivé là ? C’est darwiniste, le plus fort gagne, ou le hasard total ? Lui, il est bon. Comme Picasso était bon. Et aussi un body performer chinois qui mangeait des fœtus : il présentait l’assiette avec du persil dessus. Je pars du principe qu’il les a réellement mangés.
Le graphisme actuel ?
L : On peut lui reprocher d’avoir peur du texte. Pourtant cette utilisation de l’écrit est d’une grande efficacité. L’écriture dans le dessin entraîne une focalisation de l’esprit. D’ailleurs, notre boulot, c’est les médias.
K : Il faut utiliser les mots pour désorienter leur sens. Par souci d’efficacité, comme avec les images transgressives. Il y aurait pourtant plus de plaisir à dessiner des petits lapins. Je le fais, de temps en temps.
Entretien Magali Aubert et Jean-Emmanuel Deluxe – Standard n° 24 – juillet 2009
* La revue a migré sur le web depuis 2002.
Engin Explosif Improvisé (L’Association)