Sinkane : combattante par hasard, groovy par nécessité : la métamorphose d’un Soudanais perdu dans la faune new-yorkaise.

Sinkane cover Un jour, Ahmed Gallab, jeune Soudanais débarqué à New York, entend filtrer à travers son poste Never Let Me Down de Kanye West (2004). Un carambolage de syllabes s’accroche à ses lobes : « I’m trying to give us Us Free like Cinqué », ce fermier à l’initiative de la mutinerie de la Amistad en 1839, symbole de la lutte afro à travers les âges. Petit hic : Ahmed ne pige pas du tout la référence et entend « Sinkane », qu’il s’imagine correspondre à une obscure divinité africaine de laquelle les Noirs tireraient une bonne partie de leur mojo. Comme tous les cerveaux 2.0 en panne de carburant, notre homme googlise sa découverte, encore et encore, rebranche plusieurs fois sa box, et ne trouve… rien. Pas le moindre commentaire de blog qui ferait état du suprême Sinkane, pourtant fin prêt dans son esprit à détrôner à coups de gris-gris opiacés Chaka Kasenzangakhona, le roi légendaire des Zoulous. Un chemin buissonnier prompt à donner des ailes, que ce protégé de James Murphy n’aura pas peur d’enfiler sur son dos musclé de maître-nageur de Malibu… Ombre portée Jusque-là, Ahmed Gallab était toujours derrière, sorcier modeste de quelques backing bands extravagants : ceux de Caribou, d’Of Montreal ou de Born Ruffians, tous rencontrés dans la Grosse Pomme. « New York ? Une immense ville où chacun ne se soucie que de son bien-être, un environnement ultra-compétitif assez sauvage. Si tu te reposes sur tes lauriers deux minutes, t’es mort. Bosser encore et encore, avoir plusieurs coups d’avance, c’est la règle de survie de base. J’ai rarement vu un endroit qui ressemble autant à une arène… Il y a plus facile pour se faire des compagnons de route. » Un peu isolé, le Gallab ? Patience. Le blason mythique obtenu par sa déformation auditive va lui ouvrir une perspective épatante : faire de ce non-concept la bannière d’une poignée bien pesée de figurants fabuleux comme lui, abonnés aux performances impeccablement maîtrisés, mais sans culottes parfumées jetées au visage en guise de remerciements. Ces mains adeptes de broderie sonique, ce seront celles de Jason Trammell, batteur polyrythmique et polisson de Yeasayer, et de Casey Benjamin (aka stutzmcgee), jazzman aux idées folles arborant une crête en forme de pelotes de laine enchevêtrées, qui s’est fait remarquer récemment en vocodant des cuivres au sein du classieux Robert Glasper Experiment.

Sinkane © Phil-Di-Fiore

© Phil-Di-Fiore

Triangle des bermudas A leur contact naît l’étincelle du cool, matrice d’un premier album cosmopolitique, Mars, se donnant pour plan sur la comète d’inventer en maillot de bain, et pour tous les égarés du monde, une patrie onirique mutualisant les acquis historiques de la musique noire. Dans ses frontières concentriques, on reconnaît ainsi sans mal les orgues épileptiques et les circonvolutions de guitare électrique du psychédélisme africain, les frottements flottants et ambiances chancelantes du jazz cosmique ou les pédales wah-wah claquant comme des gouttes d’eau sur des flûtes hargneuses qui font tout le sel de la soul instrumentale labellisée blaxploitation. « Ma dette envers le rock africain est tellement évidente pour moi que j’ai longtemps voulu presser mon morceau Runnin’ sur quelques dizaines de 45-tours et tenter de le vendre sous un faux nom ésotérique, en faisant croire que c’était un trésor caché d’une formation du Nigéria des années 70… De toute façon, il n’y a rien de meilleur que l’énergie brute de la black music, si ? Dedans, y a pas de bullshit, ça va toujours droit au but : c’est ça que j’aime. » Affinités transversales Des héritages disparates dont l’entrechoc semble ici provoqué en toute spontanéité, sans que l’absence de calcul n’interdise une généreuse production de sens. En recomposant et magnifiant avec une liberté (assez soufflante) les balises d’un siècle de contre-culture noire, Sinkane modernise sans le savoir le combat de Joseph Cinqué, et livre les territoires à tiroirs de son Mars comme autant de grands hymnes à la créolisation du monde – par excellence sur Jeeper Creeper, exercice de style ouest-africain sur lequel s’insinuent des fantômes hawaiiens ; sur Making Time, funk insaisissable détournant quelques percussions de la samba brésilienne ; ou encore sur Caparundi, perle soul chantée en espagnol par Roberto Carlos Lange, leader d’origine équatorienne du groupe Helado Negro. Ajoutez à cette smala apatride Twin Shadow, Ira Wolf Tuton (bassiste de Yeasayer) ou le brass-band NOMO, et vous obtenez l’une des galettes les plus revigorantes du moment, qui, à défaut de noyer une fois pour toutes les vilains colons, humidifiera pour longtemps les derrières les plus récalcitrants.

Sinkane Mars DFA / City Slang