Antony s’éveillait à peine en ce matin d’avril 2009 où nous avons joint son domicile. L’écho grave de sa voix établissait un drôle de contact. Lundi prochain sort Turning, le non moins étrange DVD de sa tournée.
Phare androgyne d’un harmonieux spleen musical, Antony, 38 ans, ne dort visiblement pas avec ses Johnsons. De New York, c’est d’un ton sépulcral qu’il déroule avec nous le fil de son somptueux troisième album, The Crying Light.

The Crying Light est le fruit d’une collaboration avec plusieurs musiciens et arrangeurs. Où êtes-vous, dans tout cela ?
Antony : Je suis parti de zéro en jouant du piano, puis de la guitare, auxquels on a superposé des cuivres et des cordes avant de faire intervenir un orchestre symphonique – un de mes plus grands souhaits, vraiment. J’ai enregistré dans cinq studios différents plus de trente chansons, composées en les sept ans, pistes après pistes, d’où le recours à de multiples arrangeurs. J’ai voulu donner à ma musique le relief qu’on entend lorsqu’on écoute les bruits de la forêt, loin du monde urbain.

Parmi les thèmes abordés, l’environnement tient effectivement une place centrale. 
J’ai voulu exprimer ma relation avec la nature et les éléments. Par extension, l’autre thème essentiel est la relation parent/enfant, le rapport aux corps. La mère donne le sein à l’enfant, corps distinct alors qu’il est issu de son ventre et constitué des mêmes éléments : l’eau, l’électricité, le carbone. En ce sens, j’ai cherché à me reconnecter à ce que je suis à travers les éléments. La nature me donne le sentiment d’être à la maison. J’ai été élevé dans le catholicisme, selon l’idée que seuls les hommes ont une âme, à la différence des animaux ou des arbres. Qu’au bout de la vie, il y aurait le paradis, un endroit lointain monochrome, vide et figé. En tant qu’artiste, je suis attentif au fait que la nature déploie ses formes indéfiniment selon un véritable processus créatif. Pour moi, le paradis est à portée de main. La création me permet de l’approcher, ici et maintenant.

Antony & The Johnsons : «  Les vagues d’immigration apportent dans leurs bagages de nouvelles idées, New York est en mouvement perpétuel, les yeux rivés sur l’avenir.»

Comme vous, Serge Gainsbourg a pratiqué la peinture avant de se concentrer sur la chanson, qu’il qualifiait « d’art mineur ». Partagez-vous son point de vue ?
J’adore le dessin, la photo, tous les types d’illustrations. Je ne crois pas qu’il y ait de hiérarchie des valeurs dans l’art. L’objectif, c’est d’amener les gens à se connecter entre eux. Le besoin de dialogue est phénoménal de nos jours. La vraie question, c’est de savoir si la création est utile ou non ? La vie est comme un monde de rêves qu’il m’est donné d’atteindre par l’art. C’est pourquoi j’apporte un soin tout particulier à l’artwork de mes albums.

Quel regard posez-vous sur ce « supermarché géant » qu’est New York ?
C’est la capitale du monde occidental. En ce sens, elle a toujours été un supermarché géant. Mais elle a aussi conservé une grande place pour l’expérimentation et l’underground. Constituée des vagues successives d’immigration apportant dans leurs bagages de nouvelles idées, cette ville en mouvement perpétuel, avance les yeux rivés sur l’avenir.

Découvrir son portfolio de dessins standard.

Vous avez passé un été en France à 16 ans, c’est un bon souvenir ?
Très bon, oui. Mon premier voyage tout seul… mon premier contact avec la liberté. J’étais au lycée. Après quelques temps à Montmartre, je suis parti à Angers pour apprendre le français dans le cadre d’un programme scolaire. L’été était splendide. J’ai passé beaucoup de temps tout seul, à peindre. Je me baladais dès que je pouvais et un jour, je suis tombé muet devant une photo illustrant l’affiche d’une troupe de théâtre. Je leur ai demandé de m’en donner une que j’ai accrochée au-dessus de mon lit. Cette photo du danseur japonais aujourd’hui centenaire Kazuo Ohno, je la découvrais pour la première fois. Elle illustre aujourd’hui la pochette de mon dernier EP, Another World</i>.

Que restera-t-il de The Crying Light ?
En faisant ce disque, j’ai tenté d’apporter ma pierre à l’évolution de l’environnement. Nous n’avons jamais vécu de période aussi cruciale pour la planète. Cet album est une manière pour moi de devenir responsable et de redéfinir mon rapport à la Terre. Certains le trouvent désespéré… Je pense, pour ma part, qu’il regorge d’espoir.

Le disque
Lumière naturelle
A ceux que les voix frémissantes rebutent, réjouissez-vous : Antony est de retour. Le recalé des labels anglais a fait du chemin depuis I’m a Bird Now (Mercury Prize en en 2005 pour ce second album). Un maxi, Another World – prélude acoustique à The Crying Light – auquel au dépouillement piano/voix succèdent neuf titres tout aussi intimistes bien que plus orchestrés.

De featurings (avec Björk, Lou Reed) en collaboration (Hercules Love Affair), Antony Hegarty n’a pas chômé. Le ravissement opère dès la première écoute tant la production sobre, aérée, cohérente, ouate onctueusement les tympans. Piano, harpe, violons, arpèges de guitare, rehaussés ça et là d’une discrète flûte, composent une matière féconde, que la voix habite. Aux accents dramatiques de l’entrée succède la (presque) joie d’un danseur épileptique. Et puis, One Dove, chant de beauté qui prend son envol avec la clarinette, dans un mouvement qui évoque celui qu’accomplit le saxo free jazz Ornette Coleman pour le chanteur Joe Henry dans Richard Pryor Addresses A Tearful Nation. Le reste est à la hauteur. Daylight And The Son, morceau épique aux envolées symphoniques, figure, avec The Crying Light, One Dove et Aeon, parmi les sommets de ce disque panthéiste. Un album gorgé de soul qui parvient à faire la part belle aux silences. A. T.

The Crying Light (Beggars).