Anne Lenner : « Raconter ce qui se passe dans ma petite culotte ne m’intéresse pas »
Anne Lenner décrit l’ascension sociale chaotique d’un gamin des cités, entre grands rêves et petits trafics.
Encore un livre sur la banlieue ?
Anne Lenner : Non ! Le personnage est partagé entre sa volonté de revanche sociale (avec un ego surdimensionné) et son aptitude à se tirer une balle dans le pied. C’est à la fois une quête de reconnaissance et une fuite de l’endroit où il a grandi. Cette quête commence chimiquement, par le biais de la drogue. Mais la banlieue n’est que le décor. J’aurais pu choisir un paysage du Nord, dans la sidérurgie, industrie sinistrée.
Vous n’aviez pas peur du cliché ?
Pourquoi donc ? Un cliché, c’est la répétition du banal, et la banalité, c’est la normalité. Pourquoi devrais-je me l’interdire ? Ecrire, c’est un exercice de souplesse mentale : la pensée doit être élastique, sur le plan social comme géographique.
Comment est né Ça va trop vite ?
Avec le personnage. Ceux de mes précédents romans [Cahin-caha, 2006, L’Ame sœur, 2009] étaient pleins de doute. J’avais envie de quelqu’un bourré de certitudes. J’ai écrit l’histoire d’une traite : quatre-vingts pages en une semaine ! Puis je l’ai rangée dans un tiroir… et oubliée. Un an plus tard, j’ai épaissi le récit, ajouté des personnages. Alors seulement est venue l’empathie avec Epsilon – grâce à ses contradictions, ses répliques cocasses. Ce sale gosse, en l’absence de tout vernis social, dit toujours ce qu’il pense.
On retrouve en sourdine la référence à Scarface…
J’ai hésité. Ça semblait tellement cliché pour le coup… Mais quand on écoute la jeune génération, Scarface revient sans cesse, avec son côté « The world is mine ». Cela dit, vers le milieu du livre, Epsilon s’éloigne explicitement de Tony Montana.
Pourquoi avoir opté pour un langage châtié, littéraire ?
Pourquoi faudrait-il à tout prix « écrire banlieue » dès que l’action dépasse le périphérique ? Epsilon est une éponge. Il n’a aucune référence culturelle au départ, mais Lacrymo, son mentor, son Virgile dans « l’enfer » de la cité, en somme, lui donne ce vernis intellectuel qui lui permet de frayer avec la fille d’un écrivain, puis avec l’écrivain lui-même…
Les gens s’attachent à lui très vite. Trop vite ?
Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis, classique. Aujourd’hui, on s’attache et se détache rapidement. Mais n’y voyez pas quelque chose de personnel. Je n’ai aucune qualité d’autobiographe, je préfère toujours prendre du recul. Raconter ce qui se passe dans ma petite culotte ne m’intéresse pas du tout… Epsilon ne cherche qu’un miroir dans le regard des autres, ils ne sont jamais une fin, toujours un moyen. Et quand des sentiments naissent, il s’applique à les nier…
Des projets en cours ?
Pas réellement. Des nouvelles, pas forcément destinées à la publication… Jusqu’à présent, mes romans étaient centrés sur un seul personnage. J’aimerais élargir mon horizon, écrire comme Jim Harrison… dans un format court. C’est contradictoire, je sais ! Mais même quand j’écris sur un paysage, les personnages s’incrustent et finissent par prendre toute la place.
Par Bertrand Guillot et François Perrin
Le livre
Cocaïne et poudre aux yeux
« C’était le début du smurf et du breakdance, les jeunes commençaient à s’habiller comme des Américains et à se regrouper en bandes. Je revois celle de mon frère, des gamins longs comme des Mr. Freeze et dont le plus jeune me toisait du haut de ses douze ans. Leurs ricanements trop aigus ressemblaient à des jappements. Un jour, j’ai tenté de me mêler à eux. Ils m’ont donné des taloches sur la nuque, en me crachant la fumée de leurs cigarettes à la figure. Forcément, je me suis mis à tousser et ils ont rigolé. » Epsilon ne sait pas ce qu’il veut, mais le désire intensément. Il commence par doubler son grand-frère dans ses petits trafics, puis se fait repérer par Lacrymo, le caïd du bien-nommé Bocal, son quartier natal. C’est le début de l’ascension, celle qui le mènera vers les beaux quartiers et la Une des journaux avec des oh ! et des bang ! L’histoire d’un ambitieux malin qui court moins vite que ses démons, qu’Anne Lenner mène à bon rythme, avec des phrases qui claquent mais sans excès de vitesse, jusqu’à l’explosion finale. « Un jour, j’ai commis l’erreur d’une vie, j’ai écouté la chenille et croqué dans le champignon en espérant que ça me ferait grandir plus vite. Au lieu de quoi je me suis mis à rétrécir, au point de me perdre moi-même de vue. En définitive, j’avais remporté mon pari en devenant un super-héros. J’étais devenu l’homme invisible. » B. G.Ça va trop vite
Le Dilettante
288 pages, 17,50 euros
ici à 8,50 euros