Anna Calvi © Yannick Labrousse

Elle a dû en chier, dis-tu en tombant sur cette sirène à faire chialer les murs, en te repassant son premier album qui démarre comme un flamenco cafardeux pour enchaîner sur un hululement chuchoté que n’aurait pas osé Garcia Lorca, pour balancer ensuite une sorte de marche écossaise à l’accordéon où la batterie claque le long de ses bottes, quand sa guitare ne déroule pas des millions de notes à la fois. Elle a dû en chier, quand tu vois sa jugulaire enfler sur des scènes moites comme des rizières devant une foule de types aussi ahuris que le quatrième enfant d’une famille chinoise paumée dans les champs, alors qu’elle leur crie « I’ll Be your Man », reflet d’une Nico te tendant son miroir. Tu aimerais bien savoir quel est le problème. Pourquoi la noire luminosité d’Anna Calvi, 22 ans, serait si contagieuse – lisez la presse rock, dithyrambique depuis la publication courant octobre de son premier single, Jezebel. Quand tu cries, Anna, « Love Won’t Be Leaving », c’est parce que tu t’es fait larguer ? Tu veux qu’on le retrouve et qu’on le rosse, ce con ? Réflexe de survie : ce serait une femme perdue au trip égotiste, la PJ Harvey d’une pauvre ère. Trop simple.

Au contraire femme perdue n’est ni femme qui se perd, ni femme qui perd les autres. Tout juste serait-elle perdue pour toi, parce que tu n’aurais pas su la retenir. En l’occurrence, Anna Calvi s’est « trouvée » – c’est la légende – une journée pluvieuse de 2005. Après des études de musique qu’on imagine appliquées, à Londres, elle se décide à vaincre « sa retenue toute britannique » et se met à chanter six heures par jour pendant des mois, à s’éventrer devant la glace. C’est ce qu’elle te raconte sur les banquettes de l’Hôtel Amour à l’heure du déjeuner. Tu l’imaginais froide et ensorcelée, elle sourit en fronçant ses sourcils derrière ses anglaises effilées pour la séance photo. Tu aimerais savoir quel est le problème. Elle ne lâchera que des bribes, en minaudant légèrement. « Je préfère le silence aux gens qui parlent trop » prévient-elle, au risque de faire capoter tes questions.

« Folie, lubricité, violence »

La muraille est solide. Volonté d’entretenir le mystère ou posture communicationnelle, tout juste saura-t-on que tout l’album, coproduit par Rob Ellis (batteur et arrangeur pour… PJ Harvey), a été conçu pour confronter ses peurs de « forces émergeantes qui te contrôlent, sans que tu ne puisses rien y faire : la folie, la lubricité, la violence ». Elle évoque des années à composer seule (« ce n’était pas sain », sans blague) pour suivre « une très haute idée de la musique », parce que « l’art qui s’accouche tout seul n’en est pas. Il faut souffrir ». Et fiche encore les jetons. Alors pour éviter de répondre à la question du pourquoi, Anna biaise. Parle de fauvisme, de Chagall, de Turner, de ces images que l’inspirent. Et d’autres auteurs habités – Scott Walker, Bowie – qui n’ont rien à voir avec son blues des temps moroses, ou de Brian Eno, premier « à valider sa musique ». On ne saura pas d’où provient la noirceur souriante qu’elle ne partage que sur scène, où elle « peut retrouver une part d’elle-même qu’elle cache dans l’intimité ». A voir d’urgence, à moins de l’apercevoir le long d’une crique écossaise battue par l’Atlantique (le seul endroit où elle « trouve la paix ») et de rêver debout avec elle.

par Timothée Barrière, photographie Yannick Labrousse