Amanda Lepore : « Devenir quelqu’un d’autre le temps d’une vie »
Transsexuelle iconique, Amanda Lepore inspire des polaroids weirdos au New-yorkais Jeremy Kost. Balade avec l’artiste et réaction mitigée de sa muse.
C’est une conversation badine dans les rues du Marais, à Paris. Début octobre, le photographe new-yorkais Jeremy Kost, 33 ans, cheveux en crête à la Beckham et lunettes masque XXL, exposait à la galerie Nuke une quinzaine de collages photographiques intitulés Amanda The Beautiful, a True American Icon, parallèlement à la sortie du second numéro de Candy, « le premier magazine de style transversal » lancé en Espagne fin 2009. On y découvre Amanda et ses mignons en petite tenue, ou Amanda brandissant le drapeau américain, shootés au polaroid. Une centaine d’autres clichés exubérants seront rassemblés dans It’s Always Darkest Before Dawn, première monographie de l’artiste à paraître au printemps.
Qu’est-ce qui vous fascine chez Amanda Lepore ?
Jeremy Kost : Amanda est la transsexuelle la plus célèbre au monde, une icône américaine dans son style et sa beauté. C’est dur de ne pas être fasciné, quand on la regarde. Nous nous sommes rencontrés en 2001 au Cock, un bar gay de l’East Village, à New York. Elle organisait une fête avec son amie transsexuelle Sophia Lamar – elles étaient indécollables mais maintenant elles sont un peu moins copines. Nous avons réalisé ensemble des centaines de polas et de collages. Comme je ne veux ni la blesser, ni tirer avantage d’elle, elle me fait confiance. Elle contrôle son image en sachant exactement ce qui lui va, ce qui la met en valeur, ce qu’elle aime ou pas. Cela ne la rend pas diva pour autant ; mais si elle n’aime pas ton projet, elle te le dira [voir encadré].
D’où vient cette idée de polaroids érotico-patriotiques ?
J’ai shooté cette série pour le magazine Candy. Elle s’inspire du film Myra Breckinridge [Michael Sarne, 1970] dans lequel Mae West et Raquel Welsh, deux icônes gays, jouent des transsexuelles – peut-être le film le plus gay du monde, super kitsch, incroyable. Dans une scène très célèbre, Raquel Welsh, coiffée d’un chapeau de cowboy et vêtue d’un bikini aux couleurs de l’Amérique, viole un jeune homme. Ça explique le collage avec Amanda vêtue d’un drapeau américain. Dans une autre scène, Mae West organise un casting habillée d’une espèce de grande robe et tous les garçons sont alignés avec sa photo à la main – dans le film ils portent un costume, mais dans mes collages ils sont en sous-vêtements et Amanda… complètement nue.
Amanda a travaillé avec Pierre et Gilles [2001] ou David Lachapelle [2002]. Qu’avez-vous vu en elle que vos illustres prédécesseurs avaient loupé ?
J’adore ses photos avec David Lachapelle [notamment Andy Warhol’s Marilyn où Amanda incarne son idole, Marilyn Monroe, façon Warhol]. Cela relève du rêve, du fantasme. Moi, je ne veux pas l’imaginer dans des réalités alternatives : l’accent est mis sur sa magnifique personnalité.
Mais pourquoi la choisir comme sujet ?
Tous mes collages avec des drag-queens font référence à la notion de transformation. A 21 ans, je pesais 115 kg, j’ai été énorme pratiquement les deux tiers de ma vie ! Quand j’ai accepté mon homosexualité, je me suis dit qu’il était temps de s’imposer un régime draconien. J’ai alors réalisé que mon attirance pour les drag-queens et le maquillage outrancier venait de cette idée de devenir quelqu’un d’autre le temps d’une nuit – ou d’une vie, pour Amanda.
Jeremy Kost : « Je te laisse imaginer mes prises de vue avec Amanda devant un étalage de fruits et légumes. »
Incarne-t-elle l’artificialité de l’Amérique ?
Pas du tout. Vous devriez lire l’article de Lady Fag dans Candy où Amanda parle pas mal de ça.
L’idée de transformation est amplifiée dans la transsexualité. Pensez-vous parfois au fait qu’Amanda a été un homme, autrefois ?
Vraiment jamais – je ne la connais que femme. C’est une construction. J’ai longtemps travaillé avec des ladyboys en Thaïlande, ceux dont tu ne peux dire s’ils sont ou non transsexuels. Pour eux comme pour les drag-queens, l’artificiel est un moyen d’accès à une nouvelle vie. Dans mes collages, le plus outrancier est toujours le plus réussi. Je pousse de plus en plus à sortir les drag-queens du milieu de la nuit, pour les mettre dans la rue avec une coiffure et un maquillage hallucinants, leur faire faire des tours de manège ou les faire poser devant des peintures religieuses. Je te laisse imaginer mes prises de vue avec Amanda devant un étalage de fruits et légumes…
Vous shootez avec un polaroid, donc sans retouche. Pour un résultat sans artifice ?
C’est pour cette raison que je montre mes collages avant toute chose. N’importe qui peut réaliser une belle photo s’il dépense un somme prohibitive dans l’appareil. Je déteste cette idée. L’important, c’est l’objet tel qu’il est, sans artifice, oui.
Comme Andy Warhol, vous avez toujours votre pola dans la poche ?
Non, parce que j’ai besoin d’être prêt mentalement pour prendre des photos. Pour Warhol, c’était un mécanisme de défense, pour créer de la distance. Je ne savais pas qu’il travaillait sur les polaroids avant de m’y mettre. J’ai commencé parce que j’étais seul dans un bar – mes copains Scott et Pedro n’étaient pas libres ce soir-là. C’était ma façon d’entrer en contact avec les autres, moins maintenant.
Enfin, citez cinq objets artificiels dont vous ne pourriez vous séparer ?
[Très longue hésitation] Mon déodorant, mon polaroid, mon iPhone, mon Mac et mon parfum Tom Ford.
It’s Always Darkest Before Dawn
Powerhouse Books
« Je suis le symbole de l’Amérique »
Pas super emballée par ce boulot, Amanda Lepore répond au téléphone pour sept minutes de bonheur.
« Salut c’est Amanda Lepore, la transsexuelle n°1 dans le monde à avoir un vagin en fonctionnement. Seul Dieu sait où je me trouve en ce moment, alors laissez-moi un message après le bip s’il-vous-plaît. Xoxo. » C’est mon troisième essai, elle ne décroche pas. Pas faute d’avoir essayé de lui parler en vrai : le soir du vernissage de Jeremy Kost, la diva new-yorkaise était très attendue pour une performance à La Machine, jouxtant le Moulin-Rouge. Dans une ambiance déjà survoltée par l’élection de Miss Cocotte, Amanda arrive en retard, traverse la foule en robe pailletée beige et rejoint sur scène son acolyte Cazwell, qui produit la plupart de ses récentes chansons pop. Je ne la verrais que de loin, finir en porte-jarretelles bleu à strass et mimer une danse de robot et se dandiner.
Quelque part entre freaky Barbie et une patiente acharnée de Nip/Tuck sous MD, Amanda, née Armand en 1967, a entamé sa transformation en lady à 15 ans. Elle a subi une quinzaine d’opérations, de la rhinoplastie à la fracture des côtes. D’abord connue comme hôtesse des fêtes les plus folles de New York, elle cumule les rôles de muse, chanteuse, mannequin transgenre et actrice. La veille de cet entretien, elle twitte « la crème Premarin rend les parois vaginales bien plus élastiques ». Vers minuit, je recompose son numéro : une voix profonde et rocailleuse décroche. Oh dear!Amanda Lepore : « Ces photos sont bizarres… J’ai l’air complètement déformée ! »
Amanda, selon le titre de l’exposition de Jeremy Kost, êtes-vous une véritable icône américaine ?
Amanda Lepore : Oui. Je me considère comme le symbole de l’Amérique. Mais vous savez, je n’aime pas vraiment les collages exposés, ce sont des photos bizarres. Je suis très sensible et je passe tellement de temps à travailler sur mon apparence… Je les espérais plus flatteuses. J’ai l’air complètement déformée ! Je ne m’attendais pas du tout à ça. Mais bon, Jeremy est un ami. Et j’ai adoré l’article que Lady Fag a écrit sur moi dans Candy.Comment expliquez-vous que vous fasciniez des jeunes artistes comme Jeremy ?
Ça vient de toute cette chirurgie esthétique. Et aussi, je crois, de mon travail avec David Lachapelle. Il prend vraiment des photos magnifiques et m’explique toujours sa démarche. Avec Jeremy, je me suis sentie incomprise : il fait des choses abstraites et c’est frustrant, tout de même, quand vous travaillez si fort sur votre beauté.Qu’est-ce que ces transformations signifient pour vous ?
Elles m’ont permis de devenir qui j’aime, d’être belle.Vous évoluez dans la mode, vous chantez, vous réalisez des performances. Mais à quoi ressemble Amanda Lepore le mardi vers 9h32 ?
Je vais beaucoup à la gym, je fais beaucoup d’exercices pour être belle. Je prends soin de moi. Généralement je porte juste un foulard, sans maquillage. Quand je ne suis pas sur scène, je ne veux pas être show off.Enfin, citez trois objets artificiels dont vous ne pourriez vous séparer ?
[Sans hésiter] Le rouge à lèvres. La teinture blonde décolorante. Les pilules d’œstrogènes.Nouvel album I… Amanda
everythingamanda.com
Par Charlotte Cabas Photographie Jeremy Kost