Pour la sortie de Lift Your Spirit, retour sur un des premiers articles en France sur Aloe Blacc. C’était en été 2010 dans Standard n°28 et le soleil des ruelles du 18e arrondissement de Paris, c’était son gilet jaune.

Chassé-croisé groove entre le nouveau crooner Aloe Blacc et son aînée Meshell Ndegeocello.
Aloe-Blacc © Standard Blaise Arnold

© Blaise Arnold

Elle fêtera cet été ses 42 ans, il entame sereinement la trentaine. En commun, une couleur de peau, une nationalité, un héritage musical et, début juin, l’exil parisien. Le temps d’un concert (court : 1h15) à la Cigale pour Meshell Ndegeocello, venue présenter son huitième album, Devil’s Halo (2009), enfin distribué en France par Cooperative Music. Meshell, bassiste exceptionnelle, « l’une des voix les plus fortes et les plus importantes de la musique d’aujourd’hui » selon le nouveau prodige de la soul, Aloe Blacc, qui déplore le déficit de popularité de son aînée, illustrant encore, si besoin était, les rapports incertains de la création avec le succès.

Courants apaisés
Rutilant dans son brown costume seventies col pelle à tarte, Aloe accepte : « l’idée de ne pas pouvoir vivre de la musique. » De quoi n’en savourer que mieux sa notoriété grandissante, résultat d’un premier effort, Shine Through (2006), kaléidoscope soul, reggae, folk et hip hop, publié sur l’excellent label Stone Throw et amplifié par le buzz du très attendu Good Things. Porté par I need a dollar, single entêtant, ce disque de soul à l’ancienne marche sur les traces de What’s Going On de Marvin Gaye (1971) par son traitement des problèmes sociaux. « A l’époque, Berry Gordy [fondateur de la Motown] avait refusé cet album, qu’il trouvait trop engagé. J’ai d’abord vécu un refus similaire avec Stone Throw. Ils attendaient quelque chose de différent. Je me serais pourtant damné pour le sortir », confie-t-il, fier. Sa musique navigue dans les courants apaisés de cette Great Black Music, incarnée par Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Sly Stone, Stevie Wonder et – grosse influence de l’album, bien que moins connu – Donny Hathaway.

Ces références assumées et digérées ne se laissent pas un instant perturber par la reprise crooner de Femme Fatale du Velvet Underground. Des basses voluptueuses croisent les cordes de guitares rythmiques qu’on croirait grattées par Wah Wah Watson. Boîtes à rythmes analogiques, pianos et orgues à la pompe, pêches de cuivres, touches parcimonieuses de violons… peu de fautes de goût. Tout au plus quelques maniérismes vocaux qui trahissent ça et là le caractère contemporain de l’affaire. Sans égaler Voodoo de D’Angelo (2000), manifeste (indépassable ?) de rétrofuturisme soul, Aloe Blacc signe un projet homogène et enthousiasmant. Se sent-il appartenir à ce revival soul qui, de Sharon Jones & The Dap Kings à Amy Winehouse, en passant par Jamie Lidell, déferle sur les ondes ? « J’appartiens à une génération capable de faire en sorte que la musique moderne soit aussi bonne que la vintage. Si ce revival permet aux gens d’affiner leurs goûts, alors tant mieux. »

Envie de white pop
Meshell partage avec Aloe Blacc ce goût pour « la musique jouée par de vrais musiciens avec de vrais instruments », moins par souci de fun que pour traduire l’inadéquation entre le live et les technologies ultramodernes d’enregistrement. D’une voix masculine, cette Américaine née à Berlin explique par téléphone, depuis Amsterdam où elle continue sa tournée, que « le live étant devenu la seule possibilité de gagner sa vie, quel intérêt de composer via des machines une musique hyper sophistiquée impossible à reproduire sur scène ? »

Surprenant, de la part d’une telle peaufineuse de sons ? Pas si sûr, à l’écoute des territoires explorés depuis The World Has Made Me The Man Of My Dreams (2007). Ses influences, elle affirme les puiser aujourd’hui dans la Great White Pop Music : chez Bowie, Human League ou Police. « Je ne veux plus simplement jammer sur scène, mais trouver d’autres modes d’expression plutôt que de reproduire sans fin le même R&B. » Crossover, Meshell reste connectée à son patrimoine musical. « Une chanson comme The Revolution will not be televised de Gil Scott-Heron me semble plus que jamais appropriée et pleine de sens. » Aussi continue-t-elle d’écouter inlassablement Gene Mc Daniels ou Tony Williams Lifetime. « Ce passé me donne plus d’inspiration que le R&B moderne. »

Karaoké soulfull
L’air de récession que traverse le monde occidental, Meshell l’a joué à la Cigale en intégrant à son répertoire les titres doux-amers de son album de folk en apesanteur, Bitter (1999). Sa manière de transmettre son inquiétude ? « Exactement » s’enthousiasme-t-elle, remerciant chaleureusement pour ce décryptage. Résolument optimiste – « de good things restent à venir » –, Aloe Blacc, à l’instar de ses glorieux prédécesseurs, prône tout au long de notre entretien la nécessité de s’émanciper des diktats du « toujours plus » de la société capitaliste.

Ce message, il l’a délivré la veille de sa voix soulfull à l’occasion d’une soirée karaoké aussi chic que la Favela du même nom. Pendant quarante-cinq minutes, le beau Black fit s’ébrouer la salle très Nova style sur des titres d’Al Green et Sly Stone avant de chanter sur les bandes d’une sélection des titres de Good Things. Une atmosphère de kermesse que contrasta aux antipodes la virtuosité du trio qui accompagnait Meshell quelques jours plus tard. Où comment, en deux soirs, synthétiser les multiples facettes d’une musique black qui, dans l’ombre de Diddy, Beyoncé, Rihanna et autres machines à fric, continue de tracer le sillon de ses racines.

Par Alexis Tain, dans Standard n°28

Aloe Blacc, Good Things, Stone Throw / Discograph
Meshell, Devil’s Halo, Mercer Street / Cooperative Music
Live!  le 31 août à la Cité de la Musique (avec Marc Ribot)