Alice Lewis : “Meuuuh c’est une très belle basse…”
Produit par Ian Caple des Tindersticks, le premier disque d’Alice Lewis agite des images fantasmagoriques animées d’immersions sonores, d’esquisses animalières et de dérives orientales.
Cette conversation joyeusement digressive commence chez Alice elle-même, près des Buttes-Chaumont, devant des asperges et ses magnifiques dessins d’animaux enchevêtrés, se prolonge dans un bus puis dans le jardin secret de l’église orthodoxe Saint-Serge, 75 rue de Crimée, pour se terminer dans l’une des meilleures pâtisseries de Paris, chez Véronique Mauclerc, quatre numéros impairs plus haut, pour deux tartes à l’abricot.
D’où tiens-tu cette fascination pour le bestiaire ?
Alice Lewis : C’est amusant, c’est exactement la question qu’on me posait quand j’étais aux Beaux-arts de Cergy. A l’époque, je ne faisais que des sculptures d’animaux. C’était pour parler du corps tout court, mais c’était plus simple de le transposer à l’animal, car sa présence physique était plus importante. Cela témoigne d’une fascination pour le vivant en dehors du langage.
Qui pourrais-tu citer comme modèle ?
En ce moment je suis assez fascinée par Rachilde [1860-1953], l’une des premières auteurs françaises à tenter de changer les rapports homme-femme dans la société patriarcale et hyper-bourgeoise du XIXe siècle, à penser l’inversion des genres. Malgré son éducation de fille d’officier, elle a été la première à s’habiller en homme. J’adore ses prises de positions féministes, mais également ses romans fantaisistes, qui donnent une large part à la nature et aux mythes, comme ses Histoires bêtes pour amuser les petits enfants d’esprit [1884]. A travers les mésaventures « de la chauve souris qui n’aime pas les épinards » ou de « l’abeille sauvée par une petite fille », elle raconte énormément de choses…
A quel moment as-tu préféré la chanson aux arts plastiques ?
Aux Beaux-arts, je chantais du jazz dans les couloirs de ce magnifique bâtiment de Claude Vasconi et ça résonnait énormément. L’une de mes profs, Sylvie Blochet, m’a conseillé de devenir chanteuse. Même si je n’y croyais pas une seule seconde, elle m’a demandé de faire deux chansons pour son atelier. Je me suis lancée et j’ai adapté un texte tiré de Lewis Carroll, The Long Tail.
C’est à là que tu as trouvé ton pseudo ?
Oui, mais c’est ma sœur qui me l’a soufflé. Ensuite, j’ai essayé plein de bandes sonores avec des bruits d’animaux. Le « meuuuh » de la vache fait une très belle basse… Finalement, à force de chanter, je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin de faire des sculptures. C’était pour extérioriser mon corps, alors que chanter, c’était l’intérioriser.
Pourquoi préférer la pop à, disons, un style plus proche de Laurie Anderson ?
Mes premiers morceaux étaient beaucoup plus expérimentaux, je me suis « popifiée » au cours du temps. Pas par hasard : j’ai été marquée par une installation de l’Anglais Tony Cragg à Beaubourg. Il y avait un piano droit et une chaise recouverts de crochets auxquels étaient accrochés plein de matières différentes, on avait l’impression que les objets étaient malades, comme s’il y avait une transposition du corps à l’objet. Ça m’a vraiment donné des sensations physiques immédiates que je veux essayer de retranscrire en chanson : le format pop s’impose donc.
Quel a été l’apport du producteur Ian Caple (Tindersticks) dans ce processus ?
La première chose qu’il m’ait dite en écoutant les morceaux, c’est « take away all the cosmetics! ». Il a enlevé les effets inutiles et m’a obligé à me concentrer. C’est amusant parce que pendant l’enregistrement, je faisais régulièrement un rêve où je cuisinais des cupcakes avec des cosmétiques et ça donnait un résultat assez dégueulasse. Si bien que dans le rêve, je reprenais ma recette en utilisant de vrais ingrédients et c’était délicieux !
La part onirique est-elle très présente sur l’album ?
Pas forcément. J’essaie surtout de raconter de belles histoires. Dans Hiding Underwater, on suit une fille qui en a marre d’entendre son téléphone sonner. J’ai imaginé que tout le monde lançait son portable dans la mer et que cette fille se cachait elle-même au fond de l’océan, en attendant le bon moment pour refaire surface. Mais des textos s’échappent du téléphone et remontent dans des bulles. Alors elle gobe les bulles, pleins de mots s’agitent dans sa poitrine et quand elle ressort de l’eau, ça donne une « lovely cacophonie » ! L’arrangement de cordes sur ce morceau, joué par le quatuor à cordes des Tindersticks, est d’ailleurs assez merveilleux. On dirait des vagues…
On trouve également des influences chinoises, par exemple sur Magical Mountain.
Celle là, c’est l’histoire d’un personnage féminin qui erre dans les plaines en fantôme et va à la montagne magique pour enterrer son amant, en espérant qu’il refleurira. Tout ça est inspirée par la mythologie chinoise, qui, bizarrement, est ancrée en moi depuis l’enfance. Petite, j’ai regardé en boucle un dessin animé chinois de 1966, Sun Wu Kong contre l’Empire céleste, en fait un extrait de Monkey, a journey to the West [grand roman fantastique de Wu Cheng’en, 1500-1582]. Et oui, je connaissais depuis les années 80, bien avant l’opéra pop de Damon Albarn !
C’est pour cela que tu es allée en Chine ?
En fait, je suis allée en Chine rejoindre une amie qui faisait une thèse sur « la sémantique de l’Opéra de Pékin » et j’ai vécu deux mois dans l’école officielle de l’Opéra. C’était complètement dingue. Je connaissais cette musique depuis toute petite et j’ai eu très envie d’en savoir plus. Je me suis acheté des CDs et j’ai même pris des cours de chant avec une femme qui avait joué dans les opéras communistes et classiques. Plus tard, à Taïwan, j’ai découvert la cithare chinoise : c’était tellement beau, comme le clapotis de la mer, que j’en ai aussi pris quelques leçons ! De toute façon, j’ai toujours besoin d’entendre des sons qui m’étonnent pour ne pas sombrer dans l’ennui !
Entretien Timothée Barrière, photographie Tom Van Schelven, stylisme Vava Dudu – Standard n° 29 – octobre 2010