Alain Robbe-Grillet, 85 ans, ce nom formidable qui revient d’un inconscient collectif. Des Gommes (1953) à La Reprise (2001), Zeus du Nouveau Roman, scénariste éclaté de L’Année dernière à Marienbad, cinéaste puzzle, Immortel érotomane. Prenez garde : Robbe-Grillet rêve encore. Sur les écrans, Gradiva, dernier songe, hanté de scandaleux fantasmes, ci-dessous confessés. 

alain ROBBE-GRILLET interview par caroline de greef magazine standard

Alain Robbe-Grillet © Caroline de Greef

Mai 2007, Neuilly-sur-Seine. Alain Robbe-Grillet reçoit à domicile, commente le faux Magritte décorant son salon, tiré de la Belle Captive et dont il entend poursuivre au-delà du cadre la trace ensanglantée, s’inquiète, si courtois, de paraître « effondré » sur nos photos, ce qui mettrait sa femme en colère, et ressemble au Christopher Lee du Seigneur des Anneaux.

Gradiva provient-il d’un rêve ?
Alain Robbe-Grillet : J’avais lu La Gradiva de Jensen [1903]. L’interprétation qu’en a faite Freud [1907] avec ses gros sabots est extrêmement faible. Ils ont fini par se brouiller. Freud voulait prouver à Jensen qu’il était amoureux de sa sœur. Jensen disait : « J’ai jamais eu de sœur, enfin ! ». Freud s’en foutait, au début, il ne prenait pas la psychanalyse très au sérieux. C’était une théorie, comme ça, et ça l’emmerdait si on n’était pas d’accord. Vous avez lu La Gravida ?
Oui. Votre  film prolonge le rêve, là où Jensen revient vers le réel.
C’est ça. Il y a une explication. Chez moi, le possible disparaît peu à peu. Je prétends que cinéma et littérature sont absolument incompatibles. Je tiens beaucoup à cette idée : le film, ce sont des images et des sons, le livre, des agencements de mots, des structures de phrases, de récits, qui ne peuvent être transposés. Malgré tout, un écrivain lisant un livre peut avoir une idée de film.
La réalité gagne-t-elle du terrain ? 
Les êtres humains ont tendance à la réduire. Pour la simplifier, ils font en sorte que leur vie ressemble à du Balzac. Que tout ait un sens. Le monde de Balzac est extraordinairement stable, sauf ce roman… [Trou de mémoire] il y a un an, j’ai eu ce triple pontage et depuis, j’ai des séquelles. En ce moment, ce sont des rhumatismes lombaires, je suis sous morphine, je me colle un patch tous les deux jours et je survis. [Reprise] alors, qu’est-ce que c’est que le réel ? Dans le dictionnaire de la psychanalyse de Pontalis, c’est très curieux : « réel » n’y figure pas. Lacan, qui n’a pas toujours été gâteux, disait : « Le réel, c’est ce contre quoi je bute. » Le monde me semble familier et tout à coup, cette familiarité s’effondre. Le réel commencerait là où le sens vacillerait. C’est plutôt de Roland Barthes, ça. Le réel, c’est tout ce qui échappe à la rationalité du réalisme. Ça me fascine. Quelquefois on me demande : « Pourquoi vous vous êtes mis à écrire, vous, l’ex-ingénieur agronomique ? » C’est la lecture des romans de Balzac. Ma réaction était : ce monde-là, la comédie humaine, est entièrement perméable aux sens. S’il y a des choses qu’on ignore, on finira par tout savoir. Du scientisme d’époque, en somme. Ce que dit [l’épistémologue] Bertrand Russell : le vrai, c’est l’explicable. Moi j’avais une vie sociale importante, j’étais dans des laboratoires agronomiques, en France, aux Antilles. Partout je me disais : « Le monde n’est pas comme Eugénie Grandet. » D’autres s’en sont aperçus. Camus, Sartre, par exemple, celui de la Nausée, perçoit brusquement le réel, à trois reprises, sous la forme d’objets contre lesquels il bute : un galet, la poignée de sa chambre, une main. Alors le narrateur se sent mal et se met à lire Eugénie Grandet. Evidemment, Sartre n’est pas très gentil, parce qu’il y a des choses pas mal chez Balzac. Là c’est deux pages en béton armé qu’il recopie dans La Nausée. On sent que ça lui fait du bien, à l’emploi du passé défini. Comme une injection de béton.
Vous avez comparé le début de l’Etranger au début de Louis Lambert de Balzac. Anecdote reprise dans l’ouvrage collectif Devenirs du roman [voir chronique p. XX].
Oui. « Louis Lambert naquit en 1797 à Montoire, petite cité du vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance. » Ah oui, c’est formidable, on se dit que c’est vrai. Tandis que « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas »… Tous mes films contiennent ça.
Gravida aussi ?
Gradiva ! C’est drôle : vous n’avez pas fait de latin ? L’adjectif « gradivus », à l’origine, bas-relief romain nommé « gradiva » par les archéologues, vient de « gradus », « le pas ». Il est en général employé au masculin car c’est un pas noble, assuré et conquérant, le pas de Mars. « Gravida » veut dire « enceinte ». On dit d’une jument pleine qu’elle est « gravide ». « Gravis », le poids. En français, « grave ». Qu’est-ce qui vous a plu, dans mon film ?
Les fantasmes. Leur charge érotique fonctionne de A à Z. 
Alors ça, je considère cela comme une réussite. J’ai fait beaucoup de films austères et désincarnés, sans chaleur. J’aime beaucoup la petite Iranienne dans Glissements progressifs du plaisir [1974] qui aimait être nue sur le tournage. Elle était mineure. J’avais signé un contrat disant qu’elle refuserait toutes les scènes contraires à sa pudeur. Je prenais des précautions énormes. Une fille très gentille mais complètement illettrée. Quand elle a vu l’affiche, un drame : « Je suis toute nue ! Oh, ça m’est égal : mon grand-père ne va pas au cinéma. ». Son grand-père était un ayatollah.

Alain Robbe-Grillet : « C’est drôle : vous n’avez pas fait de latin ? »

De quoi avez-vous rêvé hier soir ? 
Je suis terriblement rêveur. Je ne m’ennuie jamais, nulle part. Aussitôt que je suis seul, je pars… dans des rêvasseries. Qui ne sont pas toutes érotiques [il rit] ! J’ai fait une série de rêves passionnants la semaine dernière. Des histoires labyrinthiques avec des personnages réels. Et ces déplacements qui auraient plu à Freud : par exemple, ma sœur apparaît, mais il se trouve que c’est ma femme.
Gradiva rappellent les expériences de David Lynch sur la mémoire sensible du spectateur…
Je trouve formidable que ce soit l’Amérique, si méprisée dans son cinéma commercial, qui nous donne Lost Highway[1997]. Certains prétendent qu’il a vu mes films ; je n’en suis pas sûr. Cela prouve que ces histoires de labyrinthe intérieur ne sont pas une maladie personnelle, mais répandue. Contagieuse. Ce qui peut rendre les films de David Lynch plus rassurants que les miens, c’est qu’il y a deux pôles : rêve, réalité. Dans mon dernier, tout peut être remis en cause.
Avec La Reprise (2001), vous disiez revenir « à vos propres ruines ». Avez-vous là le sentiment de « reconstruire » ?
Mais je ne sais pas. En réalité, je fais le film pour moi, en espérant que je serais des centaines de milliers à l’arrivée. Comme dans La Reprise, il y a des morceaux de mes films précédents. C’était risqué, mais ce ne sont ne pas des répétitions, ce sont les rêveries du héros qui, visiblement, avait vu tous mes films [riant].
Qui sont vos héritiers, en 2007 ?
Les héritiers, ce n’est pas ce qu’on croit. Moi, je me considère comme un héritier de Flaubert. Pourquoi, comment ? La précision de la description joint à une très grande surveillance de la sonorité des phrases. Quelquefois, l’héritage est plus net : Claude Simon et Faulkner, le premier Butor [Passage de Milan] avec l’Ulysse de Joyce, Nathalie Sarraute avec Proust. Moi, je serais ici l’héritier de Kafka, mettons. Je connais quantité de metteurs en scène et d’écrivains qui se disent influencés par moi. Raoul Ruiz, par exemple, que j’ai connu à 16 ans, à Santiago du Chili. Un héritier ne suit pas son modèle : il se réapproprie les choses. Le cinéma de Ruiz est très différent du mien. Néanmoins, Le Temps retrouvé [1999, d’après Proust], que j’aime beaucoup, est un film que je peux « m’approprier ». La différence, c’est qu’il tourne avec beaucoup d’argent et qu’on lui impose des comédiennes qu’il déteste, comme Catherine Deneuve.
Chez les plus jeunes ?
Ce peut être quelqu’un qui n’a jamais rien vu de moi, que j’influence par coïncidence.
Nos fantasmes seront-ils globalement les mêmes dans trente ans ?
On le saura dimanche [riant, à deux jours de l’issue des présidentielles]. Travailler sur la nature des fantasmes sexuels n’est pas original. Théoriquement, ils seraient personnels. Ce n’est pas vrai du tout : toute la publicité est basée sur des fantasmes partagés. Nos rapports avec eux ont changé, eux non. La pédophilie est inscrite dans les chromosomes, comme dirait l’autre. J’ai des pulsions sadiques et pédophiles depuis mon plus jeune âge. Certains fantasmes sont castrés par la loi. Dans le film, Arielle Dombasle est très bien : « Je connaissais une petite fille qui voulait jouer dans un rêve sado-lesbien à gros budget. Les parents, les avocats étaient d’accords. C’est le producteur qui n’a pas voulu ! Il invoquait la morale, la protection de l’enfance. C’était ses sous, tout simplement ! Je trouve ça scandaleux ! ».
Que vous inspire le mot  « anticipation » ?
Au cinéma, on peut être inquiet : il coûte de plus en plus cher. On va vers un cinéma de masse, par conséquent, il faut faire des films pour les enfants de huit ans. C’est dangereux. Antonioni, personne ne le laisserait tourner aujourd’hui. Lynch, c’est exceptionnel. Dans la lignée, j’ai vu l’extraordinaire Institut Benjamenta [les frères Quay, 2000] et un film japonais sur une jeune femme dont le fantasme est d’assassiner le conducteur d’un autobus (X). Les frères Coen ont aussi fait un film passionnant : The Barber, l’homme qui n’était pas là [2001]. Ça, c’est du vrai cinéma. Et parmi les très grands metteurs scènes populaires : vous avez vu Conversation secrète, de Coppola [1974] ? Etonnant d’un bout à l’autre. Je vois surtout ces films en festivals où je suis juré et, l’âge venant, président, un peu partout dans le monde, Mar del Plata, Téhéran, Venise.
Avez-vous toujours été optimiste ?
Ah oui ! Je suis de nature gaie. Sincèrement, depuis ma plus jeune enfance, j’ai été persuadé de mon génie. J’ai toujours senti, ce que Sartre appelle la liberté, que ma vie est à inventer. Je n’ai pas à reproduire des formes ayant déjà existé, je suis l’inventeur et le destructeur de ma propre forme – c’est-à-dire que je n’ai pas à avoir de descendance [il ricane]. Ces idées, je ne les formulais pas à 8 ans, mais je les retrouve dans les lettres que ma mère écrivait à ses sœurs. Très carrément, elle dit que je suis exagérément paresseux, que je m’intéresse à des tas de choses mais que je ne fais pas le travail pour la classe. Puis : que j’ai un « don naturel » et elle qu’« espère que ce génie suppléera à [ma] paresse  ». Toutes les mères croient que leurs enfants sont géniaux ; quelquefois, c’est vrai.

alain ROBBE-GRILLET interview par caroline de greef magazine standard

Alain Robbe-Grillet © Caroline de Greef

[Saisissant la scène, notre photographe fait malencontreusement choir une feuille volante.] C’est la dernière page du roman que je suis en train d’écrire. C’est un roman entièrement pornographique à paraître chez Fayard. Un livre pédophile, sadique, décousu. Et incestueux. C’est l’histoire d’un père, professeur de latin et de grec, qui éduque sa petite fille pour qu’elle devienne la maîtresse idéale. Vous voyez, c’est pas très correct [il rit]. Mais c’est très bien écrit, c’est du Flaubert, ciselé, vraiment. Je l’appelle MMM, Ma Maison à Montréal, car à l’origine, c’est l’histoire d’une maison virtuelle que m’a commandée un architecte. Au début, une trentaine de pages. Puis l’histoire m’a intéressé. Ça prend des proportions grandioses, absolument contraires aux bonnes mœurs.

Alain Robbe-Grillet : « Les gens font en sorte que leur vie ressemble à du Balzac. Que tout ait un sens. »

Vous surprenez-vous ?
C’est une direction que j’ai souvent prise, mais masquée.
Décomplexé ?
[Amusé] Je n’ai pas de complexes, non, merci. C’est un mouvement de protestation : le monde devient tellement répressif, spécialement au niveau sexuel, que c’en est odieux. On devrait avoir le droit d’évoquer n’importe quel thème. Quand je le publierai on dira : « Quand même, vous torturez des petites filles. » C’est comme si un auteur de romans policiers avait assassiné dans son existence 3 627 personnes. Les assassinats, on a le droit. C’est dit dans Gradiva : « Le meurtre avec torture est-il autorisé ? Absolument ! Il ne manquerait plus que ça. Remarquez, ils ont essayé. Un gouvernement de droite en période électorale voulait interdire les rêves mettant en scène des enfants. Ils ont cédé face à la menace de grève générale avec occupation de l’inconscient collectif. Tout en précisant que les rêves érotiques trop coûteux ne seraient pas remboursés par la Sécurité sociale. »
Ecrit-on des romans si radicalement différents qu’on ne le faisant en 1953 ?
Ah non, je le vois bien. Les auteurs d’aujourd’hui sont beaucoup plus soucieux de vendre. L’idéal des éditions de Minuit était de publier ce dont on n’avait pas le droit – je cite souvent ce mot de Fischer, un éditeur allemand d’avant Hitler : « des livres dont le public ne veut pas. » L’oeuvre de Samuel Beckett était entièrement refusée par tous les éditeurs de France, d’Angleterre et des Etats-Unis. Minuit a publié Molloy [1947], qui a attiré le regard. J’y suis resté conseiller littéraire pendant trente ans. On essayait de vendre ce qu’on avait envie d’éditer. La Jalousie [1957] ne s’est pas vendu pendant dix ans. Mon admirable Souvenirs du Triangle d’or [1978] n’a jamais dépassé les cinq mille lecteurs. Mon œuvre était réputée invendable et avec elle, sans jamais faire autre chose, j’ai acheté un château Louis XIV en Normandie. Ça montre quand même des qualités de vendeur exceptionnel… J’avais fait connaître, sur ma notoriété, Claude Simon, et Sarraute, qui pouvait être ma mère. On avait fait le pari que groupé, ce serait plus facile. Le Nouveau Roman n’a jamais été une école, mais un bon support de marketing. Ça a très bien pris. Perdre de l’argent, à l’époque, c’était chic. Aujourd’hui, c’est ridicule. Henri Michaux disait que tout livre qui vend plus de deux cent exemplaires est un navet. Je répondais : « C’est idiot, ça ne change rien au livre. » Vous voyez, ça, c’est du terrorisme, ça relève de Guantanamo [riant]. En dehors de ça, c’était un homme charmant.
Et les thèmes, l’écriture, la narration, ont-elles changé ?
Oui. Peut-être pas à cause du Nouveau Roman, peut-être à cause… des jeux vidéos. On dit que les jeunes sont beaucoup moins gênés par les ruptures de continuité narrative, de temporalité ou d’espace. La Reprise, avec deux narrateurs luttant l’un contre l’autre, a presque été un best-seller à sa sortie. En France, en Italie, en Allemagne, c’était frappant, certains lecteurs étaient extrêmement jeunes et n’avaient pas lu mes précédents livres. Ça joue aussi pour les films de David Lynch.
Que lisez-vous ?
[Il indique deux piles de trois cent livres]. Il y en a dans la cuisine, aussi. Parfois, il y a en a tellement qu’on ne peut plus prendre le petit-déjeuner. Je les feuillette un peu, je les hume jusqu’à ce qu’un soldeur les emporte. Je reçois plein de livres de fous. Quand un fou écrit un livre, il en envoie un exemplaire aux quarante membres de l’Académie française. Souvent, je me sers du verso de leurs feuilles pour écrire mes propres romans.
Aucun ordinateur ?
Quelle horreur ! J’ai un doigt cassé [qu’il montre]. Je ne peux pas taper à la machine. Les gens qui écrivent à l’ordinateur ne se rendent pas compte de ce qu’ils perdent : ça vaut une fortune, les manuscrits. Bataille, sous l’Occupation, a vécu largement du manuscrit de Histoire de l’œil [1928] : il a dû en faire une bonne douzaine [rires]. Camus a fait trois manuscrits de L’Etranger [1942] parce qu’il avait besoin d’argent. Le Conseil régional de Basse-Normandie a très bien payé les miens.
On sent bien les livres écrits à l’ordinateur. Quand on corrige à l’ordinateur, on enlève un mot, tout d’un coup : on ne s’aperçoit pas que toute la phrase serait à modifier, on trouve des phrases totalement incohérentes. L’écriture à l’ordinateur nuit à la qualité littéraire au sens où je l’entends moi, c’est-à-dire au texte travaillé. On n’a jamais une vue d’ensemble. Pour moi, c’est inconcevable et je ne connais aucun bon livre qui ait été écrit sur un ordinateur. Si vous en voyez un, prévenez-moi.
Où allons-nous, Alain ?
La littérature ne disparaîtra pas, ne sera pas supplantée par cet écran bleuâtre. La littérature sera ce que vous en ferez, mes jeunes amis. Moi, j’ai fait mon boulot. [Le téléphone sonne]. Je suis fatigué, j’ai le droit ? Je vais déjeuner.
Merci beaucoup.
De rien. Très content de vous avoir vu.

Entretien Richard Gaitet & Eric Le Bot
Photographies Caroline De Greef


Alain Robbe-Grillet : C’est Gradiva qui vous appelle.