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Michael Lonsdale standard Yannick Labrousse

© Yannick Labrousse

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Baisers volés, India Song, Moonraker, Munich : depuis plus d’un demi-siècle, l’élégant Michael Lonsdale promène son « mystère » sur les plateaux du monde entier. Un homme et ses dieux, confessions.

Il n’est pas donné au premier venu de savoir rester distingué en mâchonnant des tartines beurrées. Deux jours après son 81e anniversaire, Michael Lonsdale prend le petit-déjeuner devant nous, un samedi matin ensoleillé, dans un café touristique où « Monsieur » a ses habitudes, derrière les Invalides. A une centaine de petits pas voutés de son appartement-capharnaüm, il faut l’imaginer, délicat, saisir la cuillère, étaler la confiture puis mordre en tirant sur le pain élastique, quelques miettes décorant cette vénérable barbiche.

Acteur « très anglais », fils d’un officier de marine britannique et d’une Française, il publiait en mars un livre d’entretiens – des mémoires déguisées, très bien dialoguées – dans lequel ce fervent chrétien, qui composa si souvent des prêtres (Le Procès pour Orson Welles, Le Nom de la rose avec Jean-Jacques Annaud ou Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, qui lui valut un César) prêche un jeu « bartlebyen » dans lequel il faut « être dedans sans y être ». L’interviewer, un paradis ? Amen.

 « Avant de jouer, je ne travaille pas les rôles, la façon dont je vais dire les phrases. Je n’en sais rien. Je suis de la famille des instinctifs. » Comment cela ?
Michael Lonsdale : Absolument ! Je n’ose pas trop le dire parce que les gens vont croire que je ne suis pas sérieux… Mais voilà, le sens me vient quand je lis, et je m’ennuie beaucoup pendant les répétitions parce que j’ai envie de jouer tout de suite. Le cinéma, c’est un art de l’instant. Je n’ai pas besoin de préparer, rien. Sauf quand le metteur en scène me demande une chose plutôt qu’une autre, alors je me plie à ses volontés.
Votre professeur, Tania Balachova, inspirée par Stanislavski, vous demandait de « recomposer l’état intérieur du personnage » pour « trouver des motifs d’être heureux ou triste ».
Oui, elle disait toujours qu’il ne faut pas jouer les mots, mais ce qu’il y a derrière. Sur Des hommes et des dieux [2010], j’ai improvisé plusieurs scènes, notamment avec la petite Algérienne, au début, quand elle me demande ce que c’est, l’amour. C’est venu comme ça. Ce rôle de Frère Luc, c’est celui d’un chrétien parfait, donné aux autres, sacrifié complètement : quarante ans d’infirmerie tous les jours de sept heures du matin jusqu’à parfois dix heures du soir. Et en plus il était asthmatique… je n’avais pas l’impression que c’était moi qui parlait, comme si c’était quelqu’un d’autre. Cette drôle d’alchimie m’est déjà arrivée quand j’ai joué le grand Russe, Saint-Séraphin de Sarov [1759-1833], voyant, prophète, dans Pomogui [Catherine Fantou-Gournay, 2007-08]. Luc, c’est un personnage universel. Il soignait même les terroristes…
Vous décrivez votre jeu comme « minimaliste », voire « très anglais ».
J’aime cette distanciation. Etre dedans sans y être… tout en étant. Ça vient naturellement, faut pas vous tracasser [il rit]. J’ai longtemps été assez maladroit et inquiet, sur les nerfs, mais ça a disparu, à partir de ma collaboration avec François Truffaut [La Mariée était en noir, 1967]. Dans Baisers volés [1968], je joue un personnage méprisant, insupportable, crétin. La scène de dîner avec Delphine Seyrig était écrite, mais pour celle à l’agence de détectives, il m’avait donné deux pages de texte. J’ai dit que je ne pouvais pas apprendre tout ça et il a répondu : « Ça fait rien, t’inquiète pas, improvise. »
« Il faut pour moitié aller au rôle, et pour moitié que le rôle vienne à vous. Si c’est le comédien qui l’emporte, ça ne va pas, et inversement. »
Si ça fait trop Lonsdale, ça ne va pas. Parfois, il y a des voix à modifier, mais… je dis ça comme ça, ce n’est pas une méthode précise. Ça dépend des partenaires aussi. Tahar Rahim, avec qui j’ai joué dans Les Hommes libres [Ismaël Ferroukhi, 2011], ne fait pas de chiqué : très simple, très vrai, très juste. C’est un très grand acteur.
Il y a une formule de vous que j’aime beaucoup : « On peut me reconnaître un certain goût pour l’informulé. » 
Je laisse surgir une chose imprévue. Avec Bertrand Blier, ça s’était mal passé. Dans Les Acteurs [2000], il m’a refilé un rôle écrit pour Christian Clavier. Le deuxième jour, il m’a dit : « Ça manque de mystère. » Mais moi, je ne fais du mystère que lorsqu’il y en a.
Quelle est la dernière chose en date que vous ayez apprise de votre jeu ?
L’accent russe, quand j’ai joué Tourgueniev dans Le Chant des frênes, pendant deux mois, l’automne dernier. Un écrivain très complexe, très riche et très soucieux. J’ai pris l’accent avec des « r » roulés et des syllabes longues. « Booonjouuur », « Commeeeeennnt ça vaaaa ? », « Tu vaaas biiiien aujooouurrd’hui ? » [Petit rire malicieux] Tourgueniev, je le connais par cœur maintenant.
Les textes restent longtemps en mémoire ?
J’oublie tout. Mais certains rôles demeurent : quand j’étudiais avec Tania Balachova, j’ai travaillé le merveilleux Trigorine de La Mouette de Tchekhov. Je l’ai joué quarante ans plus tard, je me souvenais de tout. Si je m’emmerde, j’oublie complètement. Des fois, je vois des vieux films et je me dis : « Mais qu’est-ce que je fais là-dedans ? », comme ceux de Gérard Oury [La Main chaude, 1959, L’Homme de l’avenue, 1961]. C’est avant Snobs ! de Jean-Pierre Mocky [1961], mon premier rôle important, magnifique : un monsieur qui prononce tous les « é » en « ai ». Quel crétin aussi celui-là !
Votre rôle majeur, confiez-vous, c’est celui du vice-consul de France à Lahore dans India Song [1975], pour lequel Marguerite Duras vous demande de « parler faux ».
Oui, d’une voix étranglée. C’est difficile de parler faux.
Steven Spielberg, lui, dans Munich [2005], vous a repris sur la tonalité d’une phrase.
Le héros [Eric Bana] est emmené à la campagne les yeux bandés, où il rencontre « Papa », homme de certain pouvoir. Je l’avais joué avec regret parce qu’il fait ça pour sauver son père très malade. Spielberg m’a dit : « Soyez impitoyable, il n’est pas de la famille. » Sec, quoi.
Vous aimiez son travail ?
Ah oui, Rencontre du troisième type [1977], c’est magnifique. J’étais mort de jalousie que François Truffaut ait été choisi dans le rôle du professeur Lacombe. A l’époque, ils avaient pensé à moi, puis ils ont pris Truffaut parce qu’il était plus connu. Mais pas très bon acteur ! [Il rit]
A quelle fréquence allez-vous au cinéma ?
Des fois deux ou trois par semaine, des fois pas pendant un mois. Je vois aussi de vieux films à la télévision. C’est comme ça que j’ai découvert avec passion [le Hongrois] Béla Tarr, en zappant sur un plan très long de gens qui marchent dans la rue… je ne me souviens plus du titre… une histoire de « symphonie »… [Les Harmonies Werckmeister, 2000]. Il voulait que j’aille à Prague doubler un personnage, trois lignes, j’ai dit non, il est venu à Paris. J’étais un peu touché, on s’est pas mal promené à droite à gauche…
Sinon, vous avez trouvé Black Swan [Darren Aronovsky, 2011] « horrible » ?
Horrible. Cette fille ambitieuse, cette mère épouvantable, ce metteur en scène odieux, oh là là… Et puis Natalie Portman, je l’ai connue sur Les Fantômes de Goya [Milos Forman, 2007], elle n’est pas sympathique du tout. Je disais bonjour en arrivant le matin, elle ne répondait même pas. Le film est raté, trop de misère. Forman voulait visiter l’Espagne, alors Jean-Claude Carrière [coscénariste] la lui a montrée, puis ils se sont dit en roulant que ça serait bien de tourner ici. Ce n’est pas une nécessité, ça. Il ne faut pas faire des choses pour se faire plaisir. Il faut que ça touche vraiment.
Et Moonraker [Lewis Gilbert, 1979], alors ? Le plaisir de jouer le méchant dans James Bond, ça ne compte pas ?
C’est de la bande dessinée. On m’a dit : « Tu fais jamais de films commerciaux », j’ai dit « bah je vais vous en faire un ». 457 millions de spectateurs, c’est pas mal ! Je jouais ça à l’anglaise… avec ce géant de 2,18 m, Richard Kiel [Jaws], gentil comme tout. On est allé présenter le film à New York, trois mille invités, dont Frank Sinatra, tout le monde hurlait, sifflait, applaudissait…
Votre film préféré, c’est Ordet de Carl Theodor Dreyer [1955]. Pourquoi ?
On y trouve une résurrection, ce que je n’avais jamais vu au cinéma. L’héroïne meurt en mettant son bébé au monde. Sa petite fille va trouver le fils un peu simplet, mystique, qui récite tout le temps les psaumes, en lui disant « Viens, tu vas ressusciter Maman. » Il fait une courte prière, suspens terrible, plan fixe sur le visage qui ne bouge pas, timing merveilleux, on espère, on a peur, puis tout à coup elle ouvre les yeux… C’est le triomphe de l’enfance. Grand homme, Dreyer.
C’est aussi l’un des préférés de Nicolas Sarkozy….
Ah ? Bah voilà ! Il s’est planté. Dans tous les journaux, tous les jours, il y avait quatre articles sur lui, non, non, non. Il n’y avait pas de retenue, pas de distance. Ça ne m’intéresse pas trop, mais il a déçu les gens, il avait tellement promis… J’ai bien peur que ce soit pareil avec le nouveau. La France est dans une situation pitoyable.
Vous croyez en la résurrection ?
Bien sûr. Le Christ ne ment pas. Quand il dit au bon larron, sur la croix, « aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », c’est que celui-ci existe. Comment il est ? Serons-nous encore des corps, faut-il croire à la résurrection de la chair ? Et pour ceux qui ont été pulvérisés par une bombe, écrabouillés ? On ne sait pas. C’est une affaire de confiance, oui.
Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
Celle que Dieu voudra, ce n’est pas moi qui décide. Le paradis, c’est sûrement bien [il rit].
Vous tiendrez bientôt le premier rôle de Gebo et l’ombre…
Un mélo incroyable. Dans une famille modeste, le père, Gebo, est comptable dans une grande société à la fin du siècle dernier, au Portugal. Il est marié à une femme (Claudia Cardinale) qui pleure tout le temps parce que leur fils est en prison, et un jour, il ramène une malle pleine d’argent à la maison et [il raconte le film en entier]… On le présente à Venise en septembre.
… le réalisateur, Manoel de Oliveira, a 103 ans. En pleine forme ? 
Mon centenaire… Merveilleux bonhomme, un peu en retrait, qui ne parle pas très fort. Il ne dirige pas les acteurs, qui selon lui savent mieux comment il faut faire, et s’occupe surtout des places, « mettez-vous là », etc. Le dernier jour on a mangé à la cantine, on s’est mis à côté, il y avait trop de bruit, il m’a parlé pendant un quart d’heure, j’ai rien compris. Sa femme était là aussi sur le tournage, 95 ans, avec son petit chapeau, son rouge à lèvres.
Dans le livre, il n’y a rien sur votre vie privée. Condition sine qua none ?
Il n’y a pas à en parler. Quand on commence à raconter ses sentiments, ça devient de l’indiscrétion. Moi, je suis très anglais là-dessus, c’est trop intime. Il ne faut pas étaler tous ses secrets, je trouve ça prétentieux. Le public n’a pas le droit de tout savoir, pas du tout. Il ne faut pas que ça devienne des ragots dans Gala ou d’autres magazines. Toujours laisser une part d’inconnu.

Michael Lonsdale standard Yannick Labrousse

© Yannick Labrousse

La séance photo va commencer. Michael sort un peigne de sa poche et cherche une glace pour se recoiffer – on dirait, soudain, Orson Welles. Entre deux rictus (« Vous voulez que je joue ? L’accablement, la souffrance ? »), on lui souffle de ne plus bouger (« Ah, mais c’est très précis ! On ne peut pas improviser ! »), tandis qu’il reconnaît dans Standard un ancien camarade (« Yoshi Oida ! J’ai travaillé avec lui en 1968 sur La Tempête ! ») et s’exclame, définitivement aérien : « Je n’aime pas les défilés de mode : on demande aux femmes de se transformer en oiseaux. »

Michael Lonsdale – entretiens avec Jean Cléder
François Bourin Editeur
177 pages, 28 euros

Gebo et l’ombre
Manoel de Oliveira
En salles