Jim Shaw Time avec The Hidden World à La Chalet Society
La Chalet Society expose les archives du plasticien californien punk pop Jim Shaw
(lire notre interview), grand accumulateur devant l’Éternel de prospectus bibliques et autres objets pédagogiques. Enrôlement garanti.

Miss Velma's Magnificent Christmas affiche Universal World Church, Los-Angeles,-Californie, 1995 Collection de Jim Shaw
Bandes dessinées bibliques, tracts évangélistes, revues pédagogiques, peintures religieuses et illustrations médicales : la Chalet Society présente The Hidden World, une prolifique collection didactique rassemblée par Jim Shaw, chef de file de la scène californienne néo-conceptuelle des années 80 aux côtés de Mike Kelley ou Paul McCarthy. Chineur nourrissant son œuvre de télescopages mythologiques, il rassemble une memorabilia foutraque et obsédée qui révèle en filigrane l’inconscient de l’Amérique. Avant ce grand raout arty qui devrait réconcilier les freaks de tous poils avec l’intelligentsia officielle, nous nous sommes entretenus avec l’artiste et les initiateurs d’un projet alternatif débordant du cadre muséal pour atteindre une dimension participative.
Inventaire avant exposition
« On trouve quelques livres d’enfant, mais il s’agit surtout d’éléments provenant de mondes “cachés”, comme ceux des chrétiens apocalyptiques, des fanas de soucoupes volantes, des sociétés secrètes ou des encyclopédies médicales. Des choses ayant influencé mon art au fil des années. » confie Jim Shaw (lire interview en encadré). Importée par le curateur suisse Marc-Olivier Wahler, qui l’a découverte à la Los Angeles Municipal Art Gallery en préparant Lost in (LA) en 2012, la collection débarque à Paris, considérablement augmentée, et toute auréolée d’un mystère inédit, puisqu’elle s’installe au cœur d’un ancien collège catholique du boulevard Raspail, dont certaines salles de classes ont été conservées telles quelles.
Pilotant cet espace provisoire (1000 m2 alloués jusqu’en 2014), l’ancien directeur du Palais de Tokyo monte là sa dernière exposition, après avoir accueilli pour la première 65 000 visiteurs, avec Museum of Everything (entre octobre et décembre 2012), dédié à « l’art outsider ». Il souligne l’adéquation parfaite entre le travail de redécouverte de Jim Shaw et la structure de la Chalet Society, expérimentale et marginale par essence : « Je voulais un lieu qui me permette d’organiser des expositions que je n’aurais pas pu organiser dans un centre d’art ou un musée. Qui permette de tester des formats d’expositions, de recherche. Avec The Museum of Everything, on s’intéressait à ceux que l’histoire de l’art avait oubliés. Lorsque Jim Shaw m’a montré ses archives, je me suis aperçu qu’elles avaient été illustrées par des dessinateurs commissionnés. De très bons, puisqu’ils ont retenu son œil, mais qui avaient disparu, au profit d’une histoire qui les a dépassés. »
Flot de croyances
Ce grand pêle-mêle visuel nous catapulte chez les Mormons, les Adventistes Davidiens du Septième Jour, ou chez Adam et Ève, en version bande dessinée. Au-delà du kitsch, ce qui frappe dans cette production propagandiste, c’est la qualité d’exécution. « On se rend compte non seulement d’un travail de peintre exceptionnel, mais aussi d’une inspiration extraordinaire. » commente Marc-Olivier Wahler « Il ne s’agit pas uniquement d’un travail artisanal, et justement c’est ça qui est intéressant, on n’arrive pas à le décrire. La critique d’art a développé des outils de langage et d’analyse qui ne s’appliquent pas à la description de ce que propose Jim Shaw. Il faut expérimenter de nouvelles approches pour comprendre ce qui est en jeu. »
Entre réalisations en marge et art institutionnel, ces « œuvres » témoignent souvent d’une grande force d’expression – on attribuera une mention spéciale aux toiles de lin tendues du très illuminé V.T. Houteff (lire encadré). Des pièces à conviction balisant une généalogie morbide et surnaturelle, levant le voile sur une identité américaine taraudée par le religieux, le secret, et fondée sur une multitude de mythes. « Ambivalent » face à la religion, Jim Shaw n’en est pas moins fasciné par ce flot de croyances, dont il superpose les symboles à ceux relégués par différentes confréries politico-ésotériques ou par les ouvrages de vulgarisation médicale : « Les artistes d’aujourd’hui partagent ce besoin d’art pédagogique […] afin de rattacher leurs idées à une structure, un système », analyse-t-il « Depuis le déclin de l’État ou de l’Église dans le financement des arts, nous sommes seuls, sans histoires fondatrices reconnues, sans aucun symbole à reprendre. »
Cris étouffés de rites initiatiques
Jim Shaw poursuit une démarche hors norme. Présentée en 2000 à l’Institute of Contemporary Art de Londres, son exposition Thrift Store Paintings (Peintures de Brocantes) déclinait une série de toiles de peintres du dimanche achetées sur les marchés aux puces. Shocking. Curateur, collectionneur, il manifeste en plus une compulsion propre aux artistes outsiders « Mais je ne peux pas en être un, je suis allé au Californian Institute of the Arts, nom de Dieu ! », s’exclame l’intéressé tout en reconnaissant partager leur obsession et leur besoin de s’exprimer. Au-delà de l’autoportrait par ready made interposé, son approche est-elle à envisager comme une narration par agencement d’objets ? « Il ne s’exprime pas à ce sujet, » répond Marc-Olivier Wahler « Les arcs narratifs sont multiples, il y a une schizophrénie d’interprétation et les différentes histoires qui se racontent s’influencent, s’immiscent les unes dans les autres. Cela fait presque non-sens avec le but de ce matériel pédagogique censé convaincre. L’effet est inverse, on crée une métahistoire. »
Et comme si cela ne suffisait pas, cette métahistoire s’imbrique elle-même dans celle du lieu d’exposition, ce collège déserté où bruissèrent les pages des cahiers de catéchisme et les cris étouffés de rites initiatiques enfantins. Notre hôte parlera d’une « conscience poétique », d’un regard neuf posé sur les choses, résultant de l’aura d’un lieu combiné à la créativité de ses résidents. Et puisqu’il jouit d’une « liberté totale », il s’est attaché à donner une extension bien vivante à la collection de Jim Shaw.
Petite boutique du bonheur
Au rez-de-chaussée, les espaces connexes au musée classique – librairie, boutique, restaurant – ont été revisités par Michaël Huard et Théodore Fivel, respectivement directeur de création et directeur artistique de l’événement. Sous leur égide, la Chalet Society se transforme en atelier permanent. « Je ne voulais pas reproduire le concept de la Black Box, la boutique créée avec André au Palais de Tokyo », explique Michaël Huard « je voulais commenter l’expo en créant du relationnel et répondre à la question “qu’est ce qu’une boutique à la marge ?” » Fourmillant d’artistes bénévoles, la Chalet Society se dote ainsi d’un atelier de sérigraphie in situ animé par Julien Sirjacq et Simon Bernheim, d’un stand céramique où Cécile Noguès réalise sous nous yeux les incontournables mugs souvenirs, mais aussi une crêperie conceptuelle, hommage à Gaston Lagaffe, des brocantes en tous genres, des conférences sur le pouvoir des pierres… Bref, si vous nourrissez un goût pour les fascicules fondamentalistes, les T-shirts à l’effigie du Christ ou les planches anatomiques du Dr Netter, si les témoins de Jéhovah ne vous font pas peur, si vous êtes un peu new age, fan de Jim Shaw ou simplement curieux, rendez-vous est pris : c’est au Chalet que la messe sera dite.
Par Grégory Picard
Jim Shaw
The Hidden World
La Chalet Society, Paris
Jusqu’au 24 janvier
V.T. Houteff
Perfides images divines
Brrr ! Né en 1885, ce réformateur expulsé de l’Église adventiste croyait à une seconde résurrection du Christ. Avant ce grand retour, une enquête divine super organisée était supposée suivre son cours, afin de séparer les élus des damnés. Entre austérité et psychédélisme avant l’heure, ses dessins des années 30 et 40, parfois rehaussés de couleurs vives, évoquent sa relecture très personnelle de l’Apocalypse. Si ses œuvres sont restées dans une relative confidentialité, ses visions cauchemardesques et hallucinées se sont tragiquement concrétisées, notamment lors du Siège de Waco. En 1993, quatre-vingt-deux personnes, dont vingt-et-un enfants avaient péri dans un incendie mettant fin au bras de fer entre les forces de police du Texas et une secte armée jusqu’aux dents, reprenant, entres autres, les principes de Houteff.G. P.