Râleur providentiel du cinéma bis espagnol à la frontière de l’horreur et de l’érotisme, Jésus « Jess » Franco, 78 ans, messie de la péloche fauchée, crucifie Hollywood et se souvient d’Orson Welles.
jess franco interview par Blaise Arnold standard

© Blaise Arnold

A la terrasse d’un café bruyant de Bercy, près de la Cinémathèque, le metteur en scène des Amazones de la luxure ou de Dracula prisonnier de Frankenstein, fumant clope sur clope, les tifs en pétard et vissé dans son fauteuil roulant, a quelque chose de fantastique. Né Jesus Franco Manera, le cinéaste « bizarre » aux 189 long-métrages, bavarde et ronchonne dans un français correct en compagnie de son épouse attentionnée, discrète, l’actrice barcelonaise Lina Romay, de trente-quatre ans sa cadette et vue dans un grand nombre de ses films à partir de Relax Baby en 1972, dont elle fut parfois coscénariste et monteuse.

Cet été, 69 de vos films ont été projetés à la Cinémathèque de Paris. Cette reconnaissance officielle vous touche-t-elle ?
Jess Franco : Moi je suis content, je trouve ça super [il se marre]. Mais je ne pense pas le mériter. Je n’ai jamais fait des films pour des élites. Le cinéma est mon seul moyen d’expression, le langage de ma vie, mais je n’en espérais rien. J’ai démarré en tant qu’assistant du grand metteur en scène espagnol Luis García Berlanga, un cinéaste couvert de prix [en 1953, Bienvenue Mr. Marshall reçoit le « prix international du film de la bonne humeur » à Cannes]. Il m’a dit un jour : « Pour faire un bon film, il faut une caméra et de la liberté. »
Robert Rodriguez, proche de Tarantino, s’inspirait l’an passé en partie de votre univers dans Planète Terreur. Que le cinéma bis fauché nourrisse les blockbusters, ça vous plaît ?
Depuis Reservoir Dogs [1992], je considère Tarantino comme un très grand metteur en scène avec un pouvoir de création sensationnel inspiré par les meilleurs de la série B – un type qui connaît ses classiques et reprend les acteurs qu’il adorait il y a vingt ans. Si l’hommage vient de lui, c’est sincère et fabuleux. S’il vient de Robert Rodriguez, je m’en fous.
Comment évolue le cinéma de genre, la notion de film culte ?
Je ne sais pas ce que c’est que le cinéma de genre [un peu énervé]. Pourquoi culte, quel culte, tout le monde s’en fout.
Des films de genre mineur – fantastiques, érotiques ou d’horreur – qui deviennent populaires.
L’un de mes films favoris, Deux mains, la nuit de Robert Siodmak [1945] est-il un film de genre ? Si oui, alors j’aime ça. Aux festivals de Cannes et de Venise, un groupe select de grands créateurs décide qu’il n’y a pas de cinéma plus intellectuel, plus sérieux que ceux qu’ils choisissent. Je n’admets pas cette division. Je n’ai rien à foutre des frères Taviani [Italiens, Palme d’or 1977 avec Padre Padrone, Grand Prix 1982 avec La Nuit de San Lorenzo] ! Ce qui compte, c’est de faire de beaux films.
En 1992, vous avez « fini » le Don Quichotte d’Orson Welles, muet, en noir et blanc, tourné sans scénario avec une caméra portable entre 1955 et 1973.
Orson tournait grâce à l’argent de stupides petits films italiens. Il aimait passionnément son Don Quichotte et se ruinait pour trois plans de plus. C’est le gouvernement andalou, propriétaire du film, qui m’a demandé de rechercher les négatifs. Une véritable enquête policière : j’ai passé six mois entre Milan, Paris, Madrid et Munich, partout il y avait des morceaux de Don Quichotte ! Orson laissait les négatifs aux labos car il ne payait pas les développements. Plus de cent vingt mille mètres de films ! Avec dix pour cent, il aurait pu monter Don Quichotte, mais il s’en foutait et voulait tourner, tourner. C’était son testament.
Comment l’avez-vous honoré ?
Il a fallu tout payer, retravailler la pellicule, j’ai fait le montage, la sonorisation. J’ai connu Orson à peu près bien et je suis le seul auquel il a dit, sur le tournage de Falstaff [1965, sur lequel il fut assistant réalisateur] comme il voyait Don Quichotte. Il ne voulait pas suivre le livre de Cervantès, il préférait s’approcher des personnages, et pensait, comme moi, que Sancho Panza est aussi important que son maître, qu’il lui permettait d’étudier le peuple espagnol – selon Orson, « un peuple de fous et de rêveurs ». J’étais sûr de moi. Parmi trente-cinq heures de chutes, je ne dis pas que mon montage est le montage idéal, mais je crois qu’il est plausible.

Jess Franco : « Les réalisateurs de série B font chier les acteurs car ce sont des minables complexés. »

Votre plus gros budget fut l’adaptation de Justine de Sade [1969] avec Klaus Kinski et Jack Palance.
Enormément de costumes, d’acteurs, de décors. Mais j’admets qu’à cause de l’actrice imposée [Romina Power, fille de l’acteur Tyrone Power et chanteuse de variété spaghetti des années 70 avec son mari Al Bano], qui n’était pas faite pour un rôle aussi complexe, tout était perdu, le film est un désastre, une merde. Quant à Klaus Kinsky, contrairement à sa réputation, il n’était pas difficile à diriger. Nous avons fait sept films ensemble, sans aucune dispute et il était formidable, sympathique, doux comme un enfant ; sauf, bien sûr, quand on le faisait chier. Ce grand maître n’avait des problèmes qu’avec les incompétents. Quand un tout petit cinéaste de rien du tout lui disait « mettez-vous là et souriez », il s’énervait, c’était normal. Les réalisateurs de série B font chier les acteurs car ce sont des minables complexés.
Et Hollywood ?
Ce sont des connards qui aiment les affaires et pas le cinéma, et moi, je suis un type modeste. Ils ne m’ont proposé que des conneries en essayant de profiter de mon passé. S’engager dans une saloperie pareille, c’est perdre sa liberté. Pourquoi partir là-bas et me casser la gueule avec un producteur imbécile, alors que je peux tout faire tout seul ? Avec la DV, on est autonome, plus besoin de laboratoire. Sergio Leone pensait comme moi, il répondait à la question récurrente « Pourquoi faites-vous des westerns ? » par « Parce que les autres ne font pas les films que j’ai envie de voir. » Le cinéma américain de grande diffusion est de plus en plus merdique et vulgaire, je n’ai rien à voir avec ces gens-là. Moi, je compte aller de plus en plus loin : mon dernier film La Crypte des femmes maudites dure trois heures, il est très osé, très personnel et bizarre, mais n’a pas été conçu pour que les spectateurs se tripotent dans la salle. J’espère que quelqu’un l’aimera.

Entretien Jean-Emmanuel Dubois, photographie Blaise Arnold