Scribe illuminé de la catastrophe, catho prosélyte et écrivain américain de langue française exilé au Québec, Maurice G. Dantec, 47 ans, livre aujourd’hui Grande Jonction, 775 pages de réflexion théologique SF sur l’avenir de la machine, suite encore complexe de Cosmos Incorporated. Violent, drôle, didactique, borderline, le sniper obsessionnel balance un entretien grenade lors d’un certain anniversaire.

11 septembre 2006, 15h. Cinq ans après, pile à l’heure où les Français apprenaient l’attentat, Dantec s’agite et se détend sans quitter son cuir piqué de pin’s de l’armée US. Chez leur éditeur, il frôle Amélie Nothomb, baskets légères et robe d’ado, épreuves en mains. Ces deux-là s’estiment, paraît-il ; premier paradoxe.

La première partie de Grande Jonction s’intitule La Chute de l’Empire Humain. On commémore aujourd’hui une date-clé de cette « chute ». Où étiez-vous il y a cinq ans, jour pour jour, heure pour heure ?
Maurice G. Dantec : Je l’ai appris en direct, aux alentours de 8h50 [au Québec]. Ma femme m’a réveillé en disant : « Il vient de se passer un truc, le World Trade Center est en flammes. » J’ai dit : « Ah ? » J’ai allumé la télé et j’ai tout de suite compris que c’était pas un accident. Immédiatement. Je vois l’incendie dans la tour Sud et je me dis : qu’est-ce qu’ils vont balancer sur l’autre ? Un autre avion ? Ma femme ne veut pas me croire. Je vois arriver le deuxième avion en direct et la fille de CNN hurle « Oh my God ». Là je me dis : bon, voilà, la quatrième guerre mondiale a commencé ; car la troisième a eu lieu pendant cinquante ans de façon fragmentée, par micro conflits interposés. Dans la nuit, j’ai écrit un texte intitulé Par tous les moyens nécessaires. J’étais très surpris par la naïveté des journalistes nord-américains.

Vous croyez que ça va péter quelque part aujourd’hui ?
Faut ouvrir les yeux : ça pète déjà partout. Le monde des hommes, comme l’entend Saint-Paul, n’a pas changé. Des évènements comme la Shoah font soudainement des trous dans notre réel. Le 11-Septembre a créé un trou noir qui va conditionner tout le vingt-et-unième siècle, c’est évident. On est rentrés dans une guerre de cent ans. Je suis assez proche des théories de Samuel Huntington [théoricien du choc des civilisations], bien que la civilisation, désolé, ne soit que d’un seul côté. Quand vous lirez, en janvier, le troisième volume du Théâtre des Opérations, j’aurais bouclé l’affaire, plus rien à ajouter.*

Quelle est la place de l’écrivain dans un monde en guerre ?
Je n’ai pas de fonction dans la guerre. Si j’en avais une, ce serait avec un uniforme et un fusil à lunettes. Mais la littérature, en elle-même, est politique. Dante, en créant l’italien, crée l’Italie. La Pléiade crée la France. Même si un écrivain est seul, il est en rapport avec la cité. On n’est pas complètement des anachorètes. On est des pompiers. On aime aller où ça brûle. Des pompiers pyromanes

Quel espoir ?
Quand on est catholique comme moi, l’espérance n’a qu’un seul nom : le Christ. Jésus reviendra au temps du Jugement dernier.

Vous voulez dire : Jésus va revenir physiquement ?
Par « réinviduation » de tous les corps et de toutes les âmes.

Pour quelqu’un d’aussi porté sur la science, c’est étonnant de croire au retour du Christ.
Pour moi, un écrivain scolastique est aussi un scientifique. La modernité a séparé la foi de la raison, c’est la catastrophe de la Renaissance. L’âge d’or de l’humanité, c’est le Moyen Age. Les problèmes commencent après la défaite de l’école franciscaine, Duns Scott, Thomas d’Aquin, Saint-Bonaventure. Les soi disantes « Lumières » ont voulu projeter, avec Voltaire et toute la racaille encyclopédiste, une énorme entreprise de révisionnisme, celle de la bourgeoisie marchande, qui fabrique la Révolution française, Napoléon, les Républiques et Vichy. Le Moyen Age devient l’âge sombre, celui de la soumission et du contrôle social de l’Eglise sur les sociétés médiévales. Absurde ! C’est le syndrome Nom de la rose : outre le fait que ce n’est pas un très bon bouquin, c’est quoi ce délire ? L’Eglise catholique, un état totalitaire cachant les livres ? Les monastères cisterciens sont pleins de livres.

« Ce pauvre Michel Onfray, je le renvois à sa collection de Spirou. »

Dieu est mort, non ?
Nietzsche, on l’a très mal lu. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, quand il lui fait dire « Dieu est mort », c’est une catastrophe. Ce pauvre Michel Onfray qui pense que Nietzsche était un athée libertin, je le renvois à sa collection de Spirou. Quand Nietzsche décrit le nihilisme, il dit que c’est un mouvement réactif à tout grand mouvement ascensionnel de civilisation. Il parle de nihilisme juif ou chrétien, et de nihilisme indou, grec, romain, européen. Les gens voient l’Histoire comme une suite d’événements séparés les uns des autres. En fait, on est plus proches de la chimie des explosifs.

Quelle est votre définition de la décadence ?
Le mot m’a toujours inspiré de la méfiance. C’est comme une illusion d’optique. Toutes les sociétés sont, par nature, décadentes. Pour moi, la chute de Rome n’existe quasiment pas, c’est un mythe que les Modernes ont inventé. Après la Renaissance, on fixe la décadence de Rome au moment où Rome devient chrétienne. Amusant. Quand Constantin se convertit, on abolit l’esclavage, le meurtre des prisonniers de guerre et celui des civils, et on appelle ça la décadence. Ah ?

L’Eglise aussi réécrit l’Histoire. Au hasard : la négation des horreurs commises au nom de l’évangélisation des Indiens d’Amérique.
Tu plaisantes ? Les horreurs, elles étaient commises par les empires précolombiens. Deux cent cinquante conquistadors qui, en une après-midi, foutent en l’air l’empire aztèque et quarante mille mecs, je me dis : pas mal, les sept mercenaires, quoi. Dieu soit loué ! Des queues de dix milles vierges attendaient de se faire ouvrir le cœur, vivantes ! On décrit les pyramides ruisselantes de sang ! Les conquistadors ont fait le boulot.

Fasciné par le chaos des conflits, non ?
J’ai plutôt l’impression que la guerre, c’est l’ordre, et la paix, le chaos. Les périodes de paix sont factices. Nous sommes en paix dans ce petit bureau, mais la guerre a peut-être lieu au Darfour, en Irak, en Afghanistan, et dans le sous-sol de la tour B d’une cité où une fille se fait violer par trente mecs. La guerre, dans les Balkans ou à Bali, est proche de nous. La guerre, c’est très ordonné. A Sarajevo, tout le monde savait qui était son ennemi.

« Je ne crois pas en la mort »

De quoi avez-vous peur ?
Honnêtement, de rien. Je ne crois pas en la mort, déjà. Le seul truc, c’est : ma fille est encore jeune, ce serait cool que je vive encore quelques années pour pouvoir l’accompagner.

Le livre lui est justement dédié. Imaginez-vous le regard qu’elle portera sur votre œuvre ?
J’envisage rien. Le pire ennemi de l’écrivain – avant le journaliste – c’est le lecteur, et parmi ceux-là, le pire, c’est celui qui apprécie ton œuvre, car il est toujours en attente. J’écris pas pour moi, ou pour eux : j’écris pour le livre. Plus exactement, c’est le livre qui s’écrit à travers moi. Ce monde veut naître et ces personnages veulent exister, j’obéis, petit soldat. Le livre m’a choisi parce qu’il sait que je suis maniaco-obsessionnel, médicalement classé comme tel. Ça va paraître mégalo, mais je travaille quasiment pour après ma mort. Pas pour laisser une trace, ça, j’en ai rien à foutre. Plutôt laisser un explosif [il renifle]. Un cratère.

Dans le monde condamné que vous décrivez, avez-vous pensé ne pas faire d’enfant ?
Rien n’est joué d’avance. Un roman propose une vision. Il me semble que le vingt-et-unième siècle, je le dis dans Villa Vortex, sera un siècle de chiottes. Quand j’étais enfant, ado, on ne m’a pas vendu ça comme ça. On est loin du 2001 de Kubrick. De toute façon, un enfant n’est pas la prolongation de soi. C’est la mère qui fait l’enfant, qui le porte et le met au monde. Tu y participes en tant que maçon du troisième. L’éducation, c’est aussi la société. Chaque époque a connu précisément ses périodes de nihilisme actif, et les gens ont continué à faire des enfants, y compris dans les camps de concentration nazis. Parce que l’amour est invincible. Elever un enfant, c’est un acte d’amour. En revanche, oui, notre instinct de survie est menacé.

Combien de temps pour écrire Grande Jonction ?
775 pages en six mois et une semaine, bon skieur. Je suis assez militaire à ce niveau : huit à dix heures par jour. Comme les Marines : trois pages par jour minimum. Sinon le lendemain t’en fait six. Ma seule concession au lecteur de Carpentras : j’ai supprimé quelques pages de théologie bien hardcore, parce que j’ai pigé que les gens comprennent mieux Michel Onfray qu’un Patristique de l’an 1100 dont la pensée est infiniment supérieure. Tu parlais de décadence, je dirais : dévolution de la pensée. La pensée part à rebours, et revient à l’Homo Abilis, honk, honk, honk.

Vous êtes gêné quand on utilise le mot « culte » à votre sujet et vous critiquez violemment l’égocentrisme des auteurs français. Pourtant, lors de votre dernière apparition publique l’an dernier à la Cigale, il y avait des plans de vous, rasé, torse nu, immobile, suivis d’un homme qui parle de vous en termes messianiques.
C’est rock’n’roll. C’était la dernière apparition au sens live, à Paris. Je ne parle pas de moi, ou de mes problèmes, dans mes romans. L’autofiction, ça me tombe des mains. Je préfère La Possibilité d’une île, très réussi – je suis presque jaloux de la capacité d’ironie de Houellebecq. J’aime aussi Jauffret ou Yasmina Reza. Tiens, bizarrement, clac, je lis Panthéon de Yann Moix et je suis surpris, étonnant, de l’autobiographie détournée, et drôle. Surtout : je vieillis, et à un moment, tu arrêtes de lire tes contemporains pour aller chercher ce que tu as raté : les Patristiques, Kierkegaard, Léon Bloy, Bernanos, Vassili Grossman.

Et le look, les lunettes ?
Le noir, les cravates, les couleurs métalliques, je m’habille comme ça depuis mes 18 ans, depuis l’époque punk. Je ne me pose plus la question. Pour voir, il ne faut pas être vu, comme disent les Forces Spéciales. Dans la société du spectacle, les écrivains sont les prolétaires des médias. On vous donne la matière. A la télé, j’ai pas envie d’être à poil.

A ce propos, Jean-François Kahn vous a traité de « fasciste ». Vous l’avez menacé de représailles. Jusqu’où ?
Jean-François Kahn n’est qu’un étron représentatif de l’ensemble de la fosse sceptique, et heureusement que j’ai plus 22 ans. Je me suis dit : première émission de télé, si je lui pète la gueule, pas la peine. J’ai clairement dit à son staff : qu’il ne me croise pas dans les couloirs, sinon je lui explose la tête, d’accord ? Le dernier mec qui m’a traité de fasciste à Montréal, il s’en souvient encore. S’il n’est pas devenu amnésique. Je l’ai bien avoiné, et à la fin, je l’ai jeté contre un gros mur de briques. En souvenir de mon père qui était dans la résistance.

Hem. Où étiez-vous pendant la chute de l’Empire romain ?
Je répète : cette chute est un mythe, mais bon, pendant, j’étais aux champs catalauniques et je me faisais du Hun, puis, en 476, je prenais des vacances au bord de l’Adriatique en attendant que ça se calme et qu’on reprenne les affaires en main [riant].

Citez trois choses qui vous rendent primitivement heureux.
L’amour de ma femme et de ma fille, la beauté, et les armes. [Il se marre] Je ne suis pas fasciné. J’aime les armes pour leur côté utile, esthétique, démonter le mécanisme. Non, je n’en ai pas beaucoup chez moi. Avec n’importe quoi je te tue, moi. Je prends ton stylo à bille, je te l’enfonce dans l’œil, t’es mort !

Hé hé. Content que ce soit Kassovitz qui adapte Babylon Babies, à Prague, dès la mi-décembre ?
Il m’a rendu visite à Montréal à l’été 2003, pour des repérages. On a eu une première discussion plutôt badine sur le livre. Puis ça a dérivé. J’essayais de lui expliquer la position de Toorop [le héros], sa présence en Asie centrale, et il y a eu, hem, un point d’achoppement. Je pensais qu’il n’irait pas plus loin. Je veux dire : adapter Dantec aujourd’hui, c’est comme adapter Mein Kampf [on siffle]. Oh, on n’en est pas loin ! On va m’envoyer le script, mais je n’y participe pas. On m’a donné de l’argent, il fait ce qu’il veut. Je regrette, c’est vrai, qu’il ne tourne pas au Canada. Je lui avais envoyé une série de photos des Rocheuses, et on pouvait très bien y filmer le Kazakhstan, au Nord. L’Amérique, quand tu te la prends dans la gueule, ça a une certaine densité.

Vin Diesel [Fast&Furious] jouera Toorop. Ça colle ?
Honnêtement, je trouvais Jean-Marc Barr très bon dans la Sirène rouge [jouant le même rôle dans l’adaptation du roman éponyme par Olivier Mégaton, 2002]. Bien que le film soit raté.

Des pistes pour les prochains romans ?
J’ai un programme, faut savoir. Sans ordre. Un titre, généralement, et une idée. D’après mes calculs, une petite dizaine de romans, ensuite je prendrais des vacances à Rimini. Un commence à approcher : la reprise des aventures de Toorop et Darquandier [de Babylon Babies]. Le livre se déroulera de 2000 à 2013, à raison d’un chapitre par an. Il se terminera quand commence Babylon Babies, juste au moment où Toorop épaule son fusil d’assaut en direction du soldat chinois.

Votre écriture est très masculine. Quelle place pour les femmes ?
Il y a la littérature pour jeunes filles, du temps de Mauriac, et il y a ceux qui s’intéressent à la littérature tout court, hommes et femmes. Les armes, ce n’est pas masculin. Aux Etats-Unis, les gonzesses portent des armes à feu, contrairement au credo féministe. Un petit Browning 22 dans sa table de nuit, ça fait partie du mode de vie. Mon public est hétéroclite : j’ai des vieux militaires, des astronautes, des skaters, des gothiques, des fans de la Kabbale.

Proximité avec Madonna, donc.
[Sérieux] Celui avec William Orbit, Ray Of Light, et les deux avec Mirwais [Music et American Life], je les ai, je les écoute. Le dernier, bof.

Abba, c’est moins votre truc ?
Ah, je savais pas de qui c’était, la reprise, et ma fille me demandait. Merci.

Entretien Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet – Photo Thomas TS74

Grande Jonction et American Black Box (Albin Michel).

* Au moment d’écrire ces lignes, nous n’avons pas lu American Black Box, troisième volume attendu de son Journal polémique et métaphysique, évoquant, entre autres, le 11-Septembre, la réélection de Chirac et l’intervention en Irak. A la lecture d’une première version de ce brûlot, Gallimard refusait de le publier tel quel, et Dantec changeait d’éditeur.