Catherine Robbe-Grillet : « La recherche d’un trouble »
Catherine Robbe-Grillet, 79 ans, se présente comme « une petite dame très convenable et tout à fait indigne ». Elle reste la maîtresse de cérémonie SM la plus courue de Paris. Alors quand « Jeanne de Berg » prépare une pièce radiophonique d’après Dennis Cooper, nous accourons.
Nous arrivons chez Catherine Robbe-Grillet. D’une douceur inqualifiable, opposée à l’image que vous voyez ci-contre, Catherine s’enfonce dans l’exact canapé de velours rouge où Alain, son cher et historique écrivain de mari, nous avait accordé un incorrigible entretien deux ans plus tôt.
A quand remonte votre dernière « cérémonie » ?
Catherine Robbe-Grillet : Le 5 mai. C’est précis, hein ? J’en ai fait une en public en décembre dernier, à trois reprises – pour la première fois d’ailleurs, sur proposition d’un artiste peintre. En général je refuse, ce que j’organise est privé. Mais c’était au restaurant Lapérouse qui a des salons particuliers au décor XVIIIe qui me plaisaient. Avec cinq actrices. C’était le soir, la scène était éclairée aux bougies, pendant un quart d’heure, muet. Il y avait des bruits, et une seule parole prononcée par moi, en conclusion : « Tout peut commencer. » Le prologue à quelque chose de pas convenable, sûrement. Ça va être repris au Printemps de Septembre, à Toulouse.
Vous êtes toujours extrêmement sollicitée ?
Oui, c’est bizarre, hein ? Qu’est-ce que c’est que cette vieille dame qui continue à faire des choses comme ça ? Je me conçois comme metteur en scène. J’ai de beaux jours devant moi : Alain Resnais a 87 ans. Manoel de Oliveira est centenaire.
La libido diminue avec l’âge. Cela vous affecte-t-il ?
Le désir des autres est un puissant stimulant. Si des hommes ou des femmes vous sollicitent, vous êtes un objet désirable. Mais je ne réponds pas à toutes les sollicitations.
Comment les gens vous contactent-ils ?
Par lettre ou quelquefois par téléphone. On comprend beaucoup au téléphone. Quelqu’un qui vous tutoie, c’est rédhibitoire, terminé. Sur un ton désinvolte, c’est non. La politesse et le respect, c’est un minimum. Je tiens à être assez vieille France [petit rire espiègle]. J’exige qu’on me dise « Oui, Madame ».
Madame, à qui devez-vous vos premiers pas dans le SM ?
Alain, tout simplement. J’étais virtuellement prête. J’avais 20 ans. Quand on est éduqué chez les catholiques, les modèles qu’on vous donne, ce sont les martyrs. On est dans le bain.
A l’époque ceci est clandestin. C’est une victoire, la révolution sexuelle ?
Oh, je ne suis pas vraiment militante. Mais on a encore droit aux invectives. Après Cérémonies de femmes, j’ai reçu un énorme courrier, d’hommes principalement, et sept lettres d’injures de femmes. Quasiment assimilée à une tortionnaire nazie [nouveau rire espiègle]. C’est toléré, jugé ridicule, dégoûtant. Ridicule surtout. Et contre-nature. Quand j’ai publié L’Image [1956, déjà sur les rapports maître-esclave], sous pseudonyme et dans la clandestinité, on n’encourrait pas la prison, mais de fortes pénalités. Ça a bougé surtout après 1968. Pour les pratiques SM, ça a commencé aux Etats-Unis. J’ai connu ça fin 1979 en découvrant leurs boîtes, sidérée. En France de nos jours, le nombre de soirées a décru, Ça se passe pratiquement toujours à Cris et Chuchotements [9 rue Truffaut, Paris 17e]. Tout le monde peut y aller, il suffit de payer. Et d’avoir le dress code. En noir, minimum. J’y vais avec des amies. Il ne se passe rien sauf si quelqu’un s’en charge, comme moi. Il y a aussi la nuit Demonia à la Loco. Je n’y vais plus. Ça a eu de plus en plus de succès, maintenant c’est le métro et on sert à manger, je ne vois pas l’intérêt. Avec mes 1 mètre 50, je ne peux pas circuler.
Quel est le profil sociologique des amateurs de SM ?
Va savoir. On ne peut pas dire. Il y a 99 % d’hommes – quand une femme se lance là-dedans, elle y engage sa vie, admirable. Les clichés des femmes qu’on croit soumises et des chefs d’entreprise qui auraient besoin de lâcher prise, ce n’est pas vrai. Il n’y pas de règles.
De l’extérieur, on pense à un raffinement et des codes propres à la bourgeoisie.
Pas vraiment. Il y a des gens très simples. La pratique SM suppose néanmoins un minimum de théâtralisation ; enfin, c’est mon goût personnel. Après une émission de télé, j’ai eu un appel d’un bûcheron. Des muscles, des tatouages. Il habite à côté de chez moi, à la campagne. Je lui ai demandé d’écrire des scénarios. C’est très élaboré, fascinant – il m’a seulement demandé d’avoir de l’indulgence pour ses (rares) fautes d’orthographe. Je lui ai donné rendez-vous et j’ai envoyé quelqu’un : « Il t’attendra sur les marches de l’Hôtel de Ville. Tu le fais entrer dans la voiture, tu lui mets un bandeau et les menottes les mains dans le dos. Ou il accepte, ou tu le laisses. » Non seulement il a accepté mais c’était merveilleux pour lui.
Quelles sont les limites ?
Quand on simule un étranglement… Mais on est vigilant. De toute façon, je suis petite, je n’ai pas beaucoup de force, ça ne peut pas aller très loin. On voit quand ça ne va pas. Ça doit rester un échange de plaisir. Je n’ai pas envie de modérer mes coups, mais s’il n’y a pas de plaisir, j’arrête.

Catherine Robbe-Grillet © Blaise Arnold
« Il t’attendra sur les marches de l’Hôtel de Ville. Tu le fais entrer dans la voiture, tu lui mets un bandeau et les menottes les mains dans le dos. Ou il accepte, ou tu le laisses. »
Dans Le Petit carnet perdu, vous faites la distinction entre le « cul » rieur et fun et le SM, de l’ordre de la transcendance. C’est une mise à distance de la chair ?
Bien sûr. Elle n’est pas forcément centrale. Ce qui est central, c’est une émotion, la recherche d’un trouble que je dois faire passer. Mais j’ai besoin de quelqu’un de réceptif. Créer une bulle au milieu de gens et mettre quelqu’un sous votre domination, c’est une fusion. Une magie se crée.
Par exemple ?
L’an dernier, j’ai organisé une chasse à l’homme – entre femmes. J’ai pu obtenir un parc privé (je ne peux pas vous dire où, ça mettrait des gens dans l’embarras). La thématique partait d’un tableau de Botticelli : un homme en forêt voit passer une femme nue poursuivie par un cavalier. Elle tombe. Le cavalier lui arrache le cœur et le jette à ses chiens. La femme se relève, la scène se reproduit et l’homme comprend que c’est une chasse fantôme. J’ai écrit et dirigé la cérémonie. Nous étions sept : la chassée, cinq chasseresses dont une qui maniait une chambrière [un fouet très long]. Comme gibier, j’ai choisi une jeune femme qui ne savait pas ce qui allait se passer. Mais je la connaissais, elle me faisait confiance. On lui a mis des bracelets aux chevilles avec des chaînes. Je continue ?
Oh oui !
Elle tombait, les chasseresses arrivaient avec des lampes frontales, on lui arrachait ses vêtements trois ou quatre fois. On l’a attachée à un arbre, il y a eu des couteaux, des estafilades. On l’a rhabillée, on lui a remis un bandeau, elle est remontée dans la voiture.
Pas d’hommes, donc ?
Que des femmes. J’ai un dîner de femmes prochainement et il y aura un garçon – un ingénieur marié, père, dont l’épouse est au courant – qui viendra nous servir, mais ce n’est pas une cérémonie. Toutes ces femmes sont plus jeunes que moi, je suis leur mentor. On a des rapports amicaux, on va au cinéma. J’aime l’idée de transmettre un savoir.
Et vous ne faites jamais payer ?
Faire payer changerait complètement la nature de l’échange, la spontanéité joueuse du début disparaîtrait derrière un savoir mécanique. On sait ce qu’il faut faire, l’argent prendrait le dessus et le soupçon serait dans la tête du client, ce n’est pas son désir à elle.
Peut-on avoir une sexualité traditionnelle, en parallèle ?
Bien sûr. C’est comme si vous me disiez : « Vous préférez les hommes ou les femmes ? ». C’est tellement différent.
Le porno démocratisé change-t-il la donne, rayon SM ?
Le spectacle vivant, c’est quand même autre chose. Et depuis Sade, on n’a rien fait de mieux.
C’est votre religion ?
[Elle rit] Je n’ai pas de religion. Il y a des rituels, mais pas de Dieu. Les autres reportent l’idée de Dieu sur moi ; j’exagère un peu, mais les mots « déesse » et « divine » reviennent tout le temps.
Vous insistez sur l’aspect « thérapeutique » du SM pour les autres. Mais vous, êtes-vous heureuse ?
Oui. Parfois, je me dis que quelque chose ne va pas : je suis trop bien dans ma peau. Je suis entourée de personnes beaucoup plus jeunes que moi, ma vie se prolonge. Je ne peux que m’en féliciter.
Finalement, vous recevez beaucoup d’affection… grâce à la violence.
On peut dire ça.
En ce moment, vous dégagez beaucoup de douceur.
Ce n’est pas la même personne. Il y a Catherine Robbe-Grillet – je ne suis pas autoritaire dans la vie courante, même plutôt tolérante. Quand je deviens Jeanne de Berg, c’est comme si j’entrais en scène. C’est une double personnalité.
Beaucoup d’hommes sont-ils amoureux de vous ?
Deux. D’autres signent « votre serviteur » ou « votre esclave » quand ils envoient des textos.
Vous vous définissez comme metteur en scène. Pourquoi n’avoir pas écrit de pièce de théâtre ?
Justement, je suis en train. Perturbations, pour France Culture. Une jeune chorégraphe, Gisèle Vienne, m’a demandé de jouer avec elle au Festival d’Avignon la pièce Une belle enfant blonde de Dennis Cooper. J’étais le double de l’auteur, je racontais sa vie en injectant des moments de la mienne en tant que Jeanne de Berg. On l’a joué un peu partout à Paris, en province, à l’étranger. Je l’adapte pour la radio et on enregistre fin juillet.
Vous écrivez beaucoup ?
Beaucoup. Malheureusement, de petits carnets privés qu’on ne connaîtra qu’après ma mort – on en verra des vertes et des pas mûres. C’est trop intime, trop cru. Et ça implique trop de gens. Pour publier Jeune mariée [en 2004], j’ai hésité six mois.
Il y a déjà des choses assez salées dans Le Petit carnet perdu : « J’enfonce lentement ma main, à l’intérieur d’une cavité tiède, dont la chair souple, satinée, me donne l’impression émouvante de retrouver la chaleur émouvante du sein maternel. »
Ah oui, j’avais oublié ! La Danse de l’ours !
Il y a plus cru dans ces carnets ?
[Silence.]
Avez-vous déjà assisté à des scènes de violences extrêmes ?
Moi-même, j’ai donné un coup de couteau qui est mal tombé. Je n’ai pas fait exprès, mais quand même. On est allé à l’hôpital.
C’est universel, les pulsions SM ?
Ça n’est pas vécu partout pareil. Je connais un grand masochiste, professeur de médecine à Harvard, qui est allé en Iran pour se faire battre : il s’est promené dans Téhéran avec des bouteilles d’alcool dans les transports en commun. Il s’est fait arrêter et a reçu trente coups de fouet sur les épaules et sur les fesses. Il a obtenu son plaisir en vrai à la barbe des tortionnaires ! Je crois qu’il s’est fait maltraiter aussi au Kurdistan turc.
Et vous, personne ne vous a jamais soumise ou maltraitée ?
Ah ben si, mon mari ! J’ai vécu ça très longtemps. Je suis passée dans le rôle inverse très tard. J’étais plutôt soumise dans mon jeune temps.
Entretien Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet – Standard n° 24 – juillet 2009
Jeanne de Berg : Le petit carnet perdu (Fayard)
Catherine Robbe-Grillet : Alain (Fayard)